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VI

Quand on a pénétré l’esprit de ce drame et qu’on connaît les influences sous lesquelles le poète l’a conçu, il semble difficile de se méprendre sur le sens de son dénouement. L’individu levant la tête, revendiquant son indépendance, voilà Brand et le mouvement qu’il personnifie. Gerd symbolise la même idée, mais transformée par les faiblesses humaines et les injustices sociales en un instinct de destruction agissant à l’aveugle et amenant, au lieu de l’affranchissement visé, une mortelle catastrophe, où se trouve englouti le principe lui-même de l’indépendance individuelle. Gerd, en un mot, c’est la révolution aboutissant au nivellement fatal, redouté et maudit par Ibsen comme il l’a été par Kierkegaard et comme plus tard, en France, il le sera par Taine. Ce nivellement est représenté par l’avalanche que déchaîne le coup de fusil de la bohémienne comblant tout le vallon. Elle ensevelit Brand l’individu, l’homme par excellence, incarné dans un de ces types d’apôtres qui sont, au dire de Renan, « les plus puissantes manifestations où le psychologue puisse étudier l’énergie intime de la nature humaine et de ses élans divins. »

Dans ce drame, Ibsen a voulu, non point faire vivre artificiellement une idée, mais, après avoir exposé cette idée d’une façon abstraite, nous montrer le sort qui lui est réservé dans la vie telle qu’elle est, ou, du moins, telle qu’il la voit. Ce n’est pas un traité, c’est un tableau illustrant une pensée. Œuvre de philosophie par momens, c’est toujours une œuvre d’art. Ce n’est pas Ibsen qui engage des controverses ou soulève des conflits. Il nous dépeint sous une forme dramatique la lutte qui, depuis Kierkegaard, se poursuit dans son pays entre les prêtres rationalistes et l’Eglise d’Etat ou plutôt l’Etat lui-même, en tant que directeur d’âmes. Le combat pour l’indépendance de l’esprit se livre en Norvège sur le terrain religieux. Voilà pourquoi Ibsen a fait de Brand un prêtre.

Préoccupé cependant de faire comprendre à ses compatriotes la vie qui les entoure, il devait nécessairement leur montrer des types qu’ils sentissent vivans et vrais. C’est ainsi que, pour dessiner la grande figure de Brand, il s’est souvenu du pasteur Lammers, qu’il avait connu dans sa jeunesse. Cet agitateur en plein air, comme Ibsen l’appelle par opposition à Kierkegaard, dans lequel il ne voit qu’un agitateur en chambre, s’était montré tout aussi intransigeant que Brand vis-à-vis des consciences ; il avait exposé sa famille à de cruelles épreuves matérielles, contre-coup