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Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 126.djvu/165

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les serres vont la saisir, dont le bec est prêt à lui déchirer la poitrine. Tantôt elle le fuit, tantôt elle s’embusque pour le tuer. Longtemps elle se bornait à lui jeter des pierres, mais aujourd’hui elle a volé un fusil, et le guette : « L’as-tu vu ? » demande-t-elle à Brand. Jadis il n’avait répondu à cette question que par un mouvement de pitié, ne voyant en elle qu’un signe de folie. Mais aujourd’hui il la comprend. La faiblesse et la persécution ont rapproché cet homme de cette enfant. Leurs deux têtes sont hantées de visions. Quand Gerd lui parle du vautour, Brand le confond avec le fantôme qui vient de s’envoler, avec l’Esprit de compromis. « Oui, dit-il, cette fois-ci je l’ai vu. Mais sache-le bien, aucune balle ne l’atteint. Parfois il semble fuir, touché à mort. Si tu t’élances alors pour lui donner le coup de grâce, tu le vois soudain derrière toi, qui te raille, plus dispos que jamais. Va, cependant, et puisses-tu atteindre ce que tu vises ! »

Tout à coup il se souvient de l’effet qu’une détonation peut produire dans le lieu où ils se trouvent : car ils sont dans l’Eglise de glace. Il l’a dit lui-même à Gerd : un coup de fusil a souvent fait crouler les murs de cette Eglise, et causé la mort du chasseur imprudent qui s’y était aventuré. Une transe mortelle le saisit en voyant l’enfant épauler son arme. Il bondit et veut l’arrêter. Trop tard ! le coup est parti. On entend un roulement sourd comme celui d’un tonnerre lointain.

GERD. — Touché ! Il chancelle et s’abat. Tiens ! le voici qui tombe : écoute ses cris. Toute la montagne en retentit. et ce duvet, ces milliers de plumes qui volent descendant du sommet !… Elles vont arriver jusque sur nous.
BRAND (se laissant tomber). — Oh ! chaque race envoie un de ses fils à la mort pour expier les crimes de tous !

Alors Brand, se voyant au terme de sa vie, veut savoir du moins à quoi elle l’aura mené. Se tordant d’angoisse, tandis que l’avalanche descend impétueuse, il adresse au Très-Haut cette question angoissée : « Réponds-moi, Dieu, à l’heure où la mort m’engloutit : est-ce assez de toute une volonté d’homme pour acheter une parcelle de salut ? »

A peine a-t-il prononcé ces paroles qu’il disparaît enseveli sous la neige, qui comble tout le vallon, et une voix retentit, dominant le bruit de l’avalanche :

« Dieu est charité, » proclame-t-elle.