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important que celui qu’elles ont rempli jusqu’ici. Elles pourraient devenir l’antidote de l’alcool.

Cette peste des temps modernes, ce fléau plus meurtrier que les épidémies, va croissant d’année en année. J’ai fait l’inventaire de ses ravages il y a huit ans dans cette Revue[1]. J’ai montré comment chez toutes les nations civilisées, l’alcool peuple les bagnes, les hôpitaux et les asiles d’aliénés, comment il déshonore et avilit la famille, en préparant de nouvelles recrues pour l’armée du vice et pour celle du crime, et j’ai terminé ce réquisitoire en évaluant la somme que ce vice dégradant coûte chaque année à la France.

Depuis que j’ai établi ce compte, le mal a fait de nouveaux progrès. La consommation de l’alcool, qui n’était, en 1885, que de 1 441 386 hectolitres, s’est élevée, en 1892, à 1 735 369. Elle s’est donc accrue d’un cinquième en sept ans, tandis que, dans le même laps de temps, la population n’a augmenté que d’un quatre-vingtième.

Les chiffres que je viens d’énoncer ne représentent que la quantité d’alcool ayant acquitté les droits, la seule qu’on puisse connaître exactement. Quant à l’alcool que la fraude introduit dans la consommation, on l’estime à une quantité presque égale, mais qui échappe nécessairement au calcul. En tenant compte de tous les élémens de la question, j’étais arrivé à conclure que le budget de l’alcoolisme avait été de 1 555 296 000 francs en 1885. Aujourd’hui, en procédant de la même manière, j’arrive à 1 876 131 000 francs.

Ce budget sinistre va toujours croissant comme celui des dépenses de la France, et il en atteint presque la moitié.

Les statistiques signalent un autre fait non moins inquiétant, c’est que l’augmentation constatée porte principalement sur les liqueurs les plus dangereuses. L’absinthe, cet affreux poison, dont le règne semblait près de finir, il y a une vingtaine d’années, a repris une faveur nouvelle. En sept ans, sa consommation a plus que doublé. De 57 732 hectolitres, elle a passé à 129 670, et, comme ces chiffres fournis par la régie représentent la quantité d’alcool absolu entrant dans la, composition de l’absinthe, que la liqueur qui porte ce nom ne marque pas plus de 60 à 70 degrés, on peut évaluer sa consommation, en chiffres ronds, à 220 000 hectolitres représentant près de 500 millions de petits verres. Paris en absorbe près du quart, et les gens qui fréquentent les grands boulevards, depuis quelques années, n’ont pas besoin de la statistique pour

  1. L’alcool, son rôle dans les sociétés modernes (Revue du 15 avril 1886).