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reconnaître que le nombre des verres contenant la liqueur verte se multiplie de plus en plus sur les tables en plein vent des cafés les plus aristocratiques.

L’absinthe a été le fléau de la jeunesse de mon temps. Le goût en était tellement répandu dans la marine et dans l’armée qu’on l’accusait d’avoir fait plus de ravages que l’ennemi, dans les rangs de nos soldats d’Afrique. Cette passion avait diminué peu à peu ; le vermouth s’était en grande partie substitué à l’absinthe, en même temps que les habitudes de sobriété avaient fait des progrès dans les armées. Cette heureuse transformation continue à s’opérer ; mais il n’en est pas de même dans la population civile et surtout dans la classe intérieure.

Aujourd’hui l’ouvrier a remplacé le canon classique par le verre d’absinthe, et il en prend souvent plusieurs dans la journée. Le goût de cette liqueur toxique s’est surtout répandu dans la population parisienne, et c’est ce qui explique la consommation effrayante qui s’en fait ici. Les conséquences ne tarderont pas à s’en faire sentir par l’accroissement du nombre des cas d’alcoolisme grave, car l’abus de l’absinthe conduit au delirium tremens compliqué d’épilepsie.

L’alcool a sa part de responsabilité dans tous les égaremens, dans toutes les hontes, dans tous les crimes des sociétés contemporaines. Elles doivent lui faire une guerre sans merci, mais on se lasse à combattre un ennemi contre lequel on se sent impuissant, et l’alcool est le plus fort. Il a pour lui toute la hiérarchie des intérêts qu’il mot en jeu ; il a pour appui tous ceux qui le fabriquent ou qui le vendent, depuis le distillateur qui le fabrique en grand, jusqu’au cabaretier qui le débite en détail ; il a pour défenseurs, en un mot, comme je le disais il y a huit ans, tous ceux qui en vivent et tous ceux qui en meurent.

Il faudra bien pourtant que les sociétés s’arrêtent sur cette pente, si elles ne veulent pas y périr elles-mêmes. Elles auront raison de l’alcoolisme le jour où elles voudront prendre des mesures radicales et porter le fer rouge sur cette hideuse plaie. Les remèdes auxquels elles devront recourir alors sont connus ; ils ont été discutés dans les assemblées législatives comme dans les sociétés savantes ; mais je ne pourrais les passer en revue sans refaire mon article de 1886 et sans sortir de mon sujet. Cependant, dans le nombre des moyens que j’indiquais alors, il en est un sur lequel je n’ai pas suffisamment insisté à cette époque et qui me ramène à la question que je traite aujourd’hui, après un détour un peu long peut-être, mais qu’on me pardonnera, je l’espère, en raison de l’importance du problème.