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il continue sa tâche. Le glacier de la Furka recule de treize mètres par an. Les atterrissemens des embouchures du Delta gagnent en moyenne de trente à quarante mètres sur la mer. Le fleuve y jette 21 millions de mètres cubes de limon. On sait que le cordon littoral a notablement avancé, pendant une période historique de quelques siècles ; Arles, Saint-Gilles, Aigues-Mortes, étaient des ports sur les lagunes.

Le travail de conquête est aujourd’hui moins rapide et moins bien fait ; la courte sagesse de l’homme s’est substituée à l’intelligence du fleuve. Pour protéger la Camargue contre les inondations, c’est-à-dire contre les présens du Rhône, nos ingénieurs ont imaginé un système de digues insubmersibles, condamné par l’expérience. Ces digues empochent l’épandage naturel des eaux, la fertilisation du sol par le limon d’apport ; elles chassent cet apport vers les passes, où il obstrue une navigation déjà très difficile. Si le Nil était contrarié de la sorte, son fructueux delta ne serait bientôt qu’une sablonnière ; le fellah livre joyeusement son village à la crue qui déposera de l’or sur ses champs ; moins patient que le cultivateur français, il se révolterait contre les ingénieurs qui détourneraient volontairement cette richesse. Les vases que le Rhône jette annuellement à la mer représentent une surface de 60 hectares, sur une épaisseur moyenne de 25 centimètres. Laissé à son inspiration, le fleuve nourricier ajouterait cette plus-value au sol national. M. Lenthéric a raison de le dire, « il faut regretter que l’homme, se substituant à la nature, ait appauvri son propre territoire ». Bénissons le ciel de ce qu’il n’y ait pas eu de ponts et chaussées, aux époques où le Rhône créait la Provence.

Nous venons de voir comment fut remplie la vie de ce bon serviteur, alors qu’il travaillait librement pour l’humanité, avant que l’homme ne l’eût domestiqué. Regardons-le maintenant sous un autre aspect, dans le développement actuel de son cours ; ici encore, nous retrouverons les caractères et la progression d’un organisme supérieur : arrivé au littoral, chaque flot parti de la Furka a vécu une vie complète.

Il semble que la nature prémédite les grandes destinées du Rhône, tant elle met de soins à assurer la naissance et l’alimentation du prince des fleuves. Emissaire du massif central des Alpes, il sort du berceau de glace le plus vaste, le plus opulent que l’on connaisse. C’est une erreur de croire qu’il a sa maîtresse source dans le glacier d’où il s’échappe d’abord et qui porte son nom. Ce réservoir n’est que le premier anneau d’une couronne d’autres glaciers, beaucoup plus considérables, qui lui