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spirituelle ; et, ce disant, on rapporte l’honneur du chef-d’œuvre à la main qui emploie ces instrumens.

Dans le couloir du Valais où il précipite sa course, le fleuve n’est encore qu’un torrent. Il joue autour des roches, bondit en cascades, s’endort aux creux des ravins ; il a les bouillonnemens, les caprices, les gaîtés et la charmante inutilité de l’enfance. Le voici disparu : il a plongé dans les profondeurs du Léman, l’énorme lambeau du glacier primitif, oublié là quand les vagues déglace firent retraite, fondu dans la vallée réchauffée dont ce lac est aujourd’hui la parure, dont il sera un jour la richesse, quand le torrent qu’il engloutit l’aura comblé, quand des terres émergeront de ces eaux pour porter des vignobles et des moissons. Heureusement l’échéance fatale est lointaine ; il faudra bien des milliers d’années pour dissoudre et utiliser le joyau, le pâle croissant de turquoise pailleté d’or. Genève attend le Rhône à l’extrémité de son lac ; phare qui projette sur cette petite mer sa froide clarté calviniste, et, par intervalles, les vifs éclats d’un puissant foyer intellectuel. Avec un système compliqué d’écluses et de barrages, la cité industrielle essaye de retenir, pour l’employer à des métiers servîtes, le torrent apaisé qui sort si beau du, bain où il s’est purifié, qui fuit sous les ponts, radieux et limpide comme le bleu d’un regard d’enfant. Pareil à Rousseau, le fugitif ne veut pas être horloger, il veut courir le monde ; il est si jeune encore ! Cette ville est austère, et la douce France l’appelle. L’Arve vient se jeter dans son fit : leurs flots se côtoient longtemps sans se mêler ; l’âme claire se défend contre cette fange trouble ; l’union se fait, symbole de l’éternel combat et de l’éternelle défaite où la pureté de l’homme est vaincue par l’impureté de la femme. Dans les défilés de la Savoie et du Bugey, le Rhône garde son allure capricieuse d’adolescent indiscipliné. Tantôt il se fait petit, jusqu’à n’avoir, au-dessous de l’Ecluse, que quinze pieds de largeur ; tantôt il se cache dans un boyau d’argile, grosse niche d’écolier ; à Bellegarde, il se rue d’une vitesse furieuse dans un gouffre béant, disparaît complètement sous le toit de roche, et ne reparaît au jour que pour recevoir la cascade de la Valserine. Incertain dans sa marche, ignorant de sa destinée, il change sans cesse de direction. Il pointe au sud, comme tenté de, plonger à nouveau dans un lac, la vasque poétique du Bourget ; il y touche, s’en détourne, remonte au nord, court à l’ouest. Vagabond inutile, sa force se dépense sans profit ; encore impropre à la navigation, il supporte à peine quelques services de batellerie légère.

A Lyon, brusque changement de vie, de physionomie, d’orientation : l’enfant se fait homme, le torrent devient fleuve. Il semble