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tour de main. Entre la Russie, l’Autriche et l’Angleterre unies contre lui, il était bloqué, assiégé, il avait dû capituler. Mais quel tort faisait à la France ce qu’il avait promis à l’Angleterre ? Évidemment la France n’avait pas l’intention d’attaquer le Hanovre ; elle ne pourrait le faire sans rencontrer la résistance de tout le corps germanique que l’Angleterre ne serait pas en peine de soulever contre elle, car on ne se fait aucune idée de ce que peuvent les Anglais en Allemagne : ils y sont regardés comme des dieux, et c’est à qui tendrait son chapeau et sa main pour recevoir des guinées. Ah ! si on avait agi tout de suite comme il l’avait conseillé, l’occasion était belle, et lui-même aurait pu agir sans crainte[1] : maintenant il était trop tard. À défaut du Hanovre, est-ce qu’il n’y a pas les Pays-Bas, qu’il a eu soin de faire excepter de toute garantie ? Que la France les prenne : personne ne les défend ; cela vaut bien le Canada. Les Russes n’y viendront pas cette fois : cette convention dont on se plaint le leur interdit. Enfin cette convention même, elle ne règle qu’un point et pour un temps. Tous les grands intérêts, tous les intérêts généraux et permanens restent communs entre la France et la Prusse. Son affection pour le roi, son dévouement au bien de la France n’ont pas changé. On peut les consacrer dans un bon et solide traité défensif qu’il est prêt à signer quand on voudra : le duc n’a qu’à le rédiger lui-même. Et puis au fond, rien de définitif n’est fait : que l’aspect général de la situation vienne à changer, — que le Danemark s’affranchisse du joug de la Russie, — que la Porte, se mettant en mouvement, la menace sur ses derrières, alors, la raison qui l’a déterminé lui-même à faire la convention venant à cesser d’être, il est prêt à s’en dégager, et les prétextes ne lui manqueront pas. Car tous ses différends avec l’Angleterre ne sont pas vidés : son oncle le déteste toujours, et lui-même ne l’aime pas davantage ; rien de si aisé que de retrouver une occasion de querelle. Bien mieux, le traité de l’Angleterre avec la Russie, qui est la base et le motif de sa propre convention, celui-là n’est même pas encore ratifié, et on ne sait pas s’il le sera, la tsarine ayant la bassesse de réclamer, en sus du subside promis à ses troupes, 100 mille livres sterling pour elle-même qu’on ne veut pas lui donner. Rien n’est donc fait et tout peut se trouver annulé, et alors il n’en restera qu’un sujet de méfiance et de discorde jeté entre l’Autriche et l’Angleterre[2].

  1. C’est, ici la seule allusion que Frédéric ait faite à un secours qu’il aurait pu donner à la France, si elle avait attaqué le Hanovre, au moment où il en donnait le conseil. On voit qu’elle est très vague et ne ressemble nullement à la proposition d’action commune qui, suivant Bernis et les historiens qui l’ont suivi, aurait été faite par la Prusse et repoussée par la France.
  2. Nivernais à Rouillé, 22, 25, 28 janvier 1756 (Correspondance de Prusse : ministère des Affaires étrangères). — J’ai résumé ici les argumens présentés par Frédéric pour sa justification, tels qu’ils se trouvent dans trois dépêches de Nivernais, rendant compte de plusieurs entretiens, et trop longues pour être intégralement insérées. Mais le fond est rigoureusement exact et les paroles le plus souvent textuellement citées. On ne peut supposer ici aucune invention de Nivernais, qui était disposé, non à prendre en mauvaise part ce qui venait de Frédéric, mais à l’indulgence, à l’approbation, voire même à l’admiration pour lui.