Dînant le soir chez La Touche avec deux ministres prussiens, il s’y répandit (écrivait l’un d’eux à Frédéric lui-même) « en louange et en admiration sur le personnel de Votre Majesté… sur sa façon de s’exprimer, jusqu’à son son de voix qu’il m’a dit être enchanteur, tel qu’il ne l’avait jamais entendu nulle part de personne. Il m’a dit qu’il avait choisi dans nos manufactures ce qu’il avait pu trouver de plus riche pour se faire un habit de gala pour le jour de naissance de Votre Majesté[1]. »
Les entretiens suivans furent plus pénibles, car, bien que la poste n’eût encore apporté ni le texte de la convention signée à Londres, ni même la nouvelle officielle du fait de la signature, la conclusion était tellement certaine que le silence n’était pas possible plus longtemps. Frédéric se décida donc à faire venir le duc et à lui tout raconter avec un air d’ingénuité au moins apparente. Il lui fit connaître en détail comment l’affaire s’était engagée, le chemin qu’elle avait suivi, et mit sous ses yeux la correspondance entretenue avec le ministère anglais par l’intermédiaire du duc de Brunswick (je pense bien (qu’il eut soin de ne montrer que l’officielle). Il y joignit enfin l’énoncé exact des dernières propositions envoyées à Londres, dont il attendait la réponse. Nivernais, qui ne croyait ni les choses aussi avancées, ni l’opposition à l’entrée des troupes françaises en Allemagne promise par la Prusse en termes aussi positifs, resta un instant confondu.
« J’ai cru devoir, écrit-il, lui témoigner beaucoup d’étonnement, et je lui ai laissé voir, comme mon sentiment particulier, que je trouvais quelque chose de malsonnant dans cette démarche, que j’y voyais peu de gloire et peu d’utilité pour lui. » Fut-ce cette expression de surprise et de blâme qui déconcerta Frédéric, ou bien, s’attendant à un mouvement d’humeur et d’irritation bien naturel, s’était-il préparé d’avance à tout prendre en douceur pour en laisser passer le premier accès ? Toujours est-il qu’au lieu du ton sarcastique et hautain qui lui était habituel, ce fut sous la forme d’une excuse plaintive et presque humble qu’il essaya de présenter la justification de sa conduite. Il avait cédé à la peur, il en avait presque honte, il ne voudrait jamais laisser voir ce sentiment à l’Angleterre, mais avec le roi de France, à qui il n’avait rien à cacher, il devait en convenir. Mais n’était-ce pas une terreur naturelle que celle que lui causait l’annonce d’une armée russe rassemblée sur ses frontières ? La Russie était une puissance formidable, inépuisable en hommes, à qui il ne pouvait faire aucun mal et qui pouvait ravager ses États en un
- ↑ Nivernais à Rouillé, 17 janvier 1735 (Correspondance de Prusse : ministère des Affaires étrangères). — Pol. Corr., t. XII, p. 43.