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d’abord, andante honorable et froid, ne prépare en rien ce qui va suivre. Les récitatifs, ici même, sont de la dernière insignifiance. Puis le gondolier passe en chantant, et son passage, on ne saurait trop le répéter, est sublime. Mais pourquoi faut-il qu’aussitôt après et jusqu’à la fin le librettiste ait parodié Shakspeare, qu’il ait remplacé par le souvenir de je ne sais quelle amie de Desdémone, hélas ! et par son nom : Isaure ! le souvenir et le nom de Barbara ! « Ma mère avait une pauvre servante », dit Shakspeare. La servante avait vu naître l’enfant, et l’enfant dit : « ma mère », parce que l’enfant va mourir.

Elle est admirable cependant, la romance de Rossini ; elle l’est en dépit de la fameuse harpe, qui décidément la gâte un peu. L’un des « princes de la critique », que dis-je, le seul, M. le prince de Valori, a beau certifier que la harpe était l’instrument favori de l’époque, que celle de Desdémone elle-même, après avoir été conservée pendant quatre siècles au musée Morosini, fut achetée cent mille francs par un collectionneur, tout cela justifie mal en un pareil moment l’exécution d’une pareille ritournelle, de ce morceau de concert où l’on entend le harpiste et non Desdemona. Et puis, de la romance même, la beauté paraît encore trop uniforme. Il y manque cette mobilité, ce quelque chose d’ondoyant et divers où se reconnaît la vie, non seulement la vie de l’âme entière, mais la vie de chacun des sentimens, de chacune des passions de l’âme. D’aimer ou de haïr il y a mille modes divers ; une souffrance, une joie est faite de mille joies et de mille souffrances. Plus que toute autre disposition morale peut-être, la tristesse a ses degrés ainsi que ses nuances. On l’a dit avec autant de poésie que de justesse, elle est « une sorte de crépuscule qui suit la douleur[1]. » Or, de toutes les heures du jour, le crépuscule n’est-il pas la moins arrêtée et la plus changeante ? Ces changement, et dans l’unité constante cette variété, ce scrupule de vérité dans la vérité d’ensemble, voilà tout ce qui fait du Saule de Verdi quelque chose d’exquis et de nouveau. Ce chant n’est pas triste comme l’autre, une fois pour toutes ; il est triste mille fois. Il nous fait respirer avec l’air de cette chambre les impalpables atonies de la nuit, de la peur et de la mort. Et tandis qu’au thème rossinien les couplets successifs n’apportaient guère que des variations de virtuosité vocale, chaque strophe de Verdi s’entoure et se pare, oh ! Ma mélancolique parure, de variantes morales : d’un souvenir, d’un regret, d’une crainte de plus. Cantiamo ! répétait sans cesse le texte italien. Qu’ils chantent ! a-t-on traduit, et l’on ne saurait mieux traduire. Il revient, ce mot si vague, presque aussi souvent que le nom de l’arbre pâle : Saule ! Saule ! Saule ! et chaque fois avec une inflexion, une intention nouvelle. — Qu’ils chantent ! Et qui donc ?

  1. Prevost-Paradol.