Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 126.djvu/261

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

familiarisés avec elles. On parlait grec couramment dans toute la Province proconsulaire ; du côté des frontières de l’Egypte, vers la Byzacène, c’était la langue préférée des honnêtes gens ; peut-être s’en servait-on plus familièrement que du latin à Madaura et dans la famille d’Apulée. Il n’est donc pas étonnant qu’il ait connu de bonne heure cette charmante littérature, qu’il en ait reçu tout d’abord une très vive impression, et qu’il en ait eu l’esprit très occupé quand il commença d’écrire. Comme elle était toujours devant ses yeux, il est tout naturel qu’il l’ait presque partout imitée.

Voilà pour le fond de ses ouvrages : il est grec ; et je ne crois pas qu’avec la meilleure volonté du monde on y puisse rien découvrir d’africain. Quant au style, c’est une question plus compliquée. Ici encore il imite beaucoup le grec ; mais n’imite-t-il pas autre chose ? Songeons qu’autour de lui on parlait le punique et le libyque ; ces idiomes sont probablement les premiers qui aient frappé son oreille, et depuis il n’a jamais cessé tout à fait de les entendre. N’est-il pas vraisemblable qu’ils aient eu quelque influence sur sa façon de parler et d’écrire ? Il est si naturel de le croire, que déjà les savans de l’antiquité cherchaient des traces de punique dans le langage des Africains. Ceux de nos jours, avec plus de patience et des méthodes perfectionnées, ont repris le même travail ; mais ni les uns ni les autres n’ont eu beaucoup de succès dans leurs recherches : ce qu’on prétend venir des patois sémitiques est tout à fait insignifiant ou n’a pas l’origine qu’on suppose. En somme, les tournures et les expressions qui reviennent le plus souvent chez Apulée et qui caractérisent son style, quand on les regarde de près, s’expliquent naturellement par le latin et le grec sans qu’on ait besoin d’avoir recours à d’autres langues[1] ; d’où l’on est amené à conclure que le libyque et le pu-

  1. Ce n’est pas ici le lieu de traiter une gestion de philologie ; je veux pourtant dire un mot d’une des tournures les plus ordinaires chez Apulée et qui lui semble propre. Il s’agit d’une sorte de correspondance des adjectifs et des verbes qui se répondent deux à deux, trois à trois, avec des retours réguliers d’assonances, et donnent à ce qu’il écrit l’aspect d’une prose rimée. Prenons, par exemple, la première phrase des Florides. On y trouve d’abord une suite de rimes en e : Ut moris est votum postulare, pomum adponere, paulisper adsidere ; puis des rimes en a : Aut ara floribus redimita, aut quercus cornibus onerata, aut fagus pellibus coronata ; puis des rimes en e et en us : vel colliculus sepimine consecratus, vel truncus dolamine effigiatus, vel cæspes libamine fumigatus, vel lapis unguine delibutus, etc. Cette tournure, qui se retrouve partout chez Apulée, est surtout fréquente dans ses œuvres oratoires. Là, elle revient avec une insistance fatigante et comme une sorte de manie. Mais, si Apulée l’emploie plus que les autres, il n’est pas le premier qui fait employée. L’abus lui en appartient, l’usage était bien plus vieux que lui. Il remonte jusqu’à Isocrate qui recommande de placer à la fin des phrases ou des parties de phrases des syllabes à désinences semblables ὁμοιοτέλευτα. Cicéron et ses successeurs n’ont pas dédaigné de le faire avec modération ; mais je crois bien que c’est Apulée qui a mis tout à fait cet artifice à la mode. Il a fait fortune après lui. Nous le retrouvons assez souvent dans le charmant ouvrage de Minucius Félix, et plus encore dans le Manteau de Tertullien, sorte de débauche oratoire, où sont prodiguées toutes les ressources de la rhétorique. Comme ces deux auteurs sont des compatriotes d’Apulée, on pourrait être tenté de croire qu’un procédé dont tant d’Africains se sont servis appartient en propre à la littérature africaine ; maison vient de voir qu’il n’est pas originaire de l’Afrique, et qu’ici encore Apulée a puisé sans mesure et quelquefois sans raison à une source grecque.