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le poète coupable de flatter cette ambition lui parût avoir commis un crime impardonnable.

Dracontius resta donc en prison, et plus malheureux que jamais. « Les chaînes me serrent, disait-il ; les tortures m’accablent, l’indigence me consume. Je ne suis plus couvert que de haillons informes. » Il se plaint surtout amèrement que personne n’ait souci d’adoucir sa peine : « Connus et inconnus, tous se détournent de moi. Ceux à qui j’ai consacré ma vie me délaissent ; mes parens ne me connaissent plus ; mes nombreux esclaves ont fui, mes cliens me méprisent. » Dans cette solitude et cette misère, il ne lui restait plus que Dieu et la poésie : c’est de là que lui vint la consolation.

Le poème en trois chants qu’il a composé dans sa prison, et qui est intitulé Carmen de Deo, échappe trop souvent à toute analyse. On voit bien qu’il est d’un temps où l’on a désappris l’art de composer. A partir du Ve siècle, les auteurs deviennent rares qui savent concevoir l’ensemble d’un sujet et en disposer les parties. On écrit au hasard, sans suite, sans direction, sans mesure ; c’est l’habitude et le succès du sermon qui a propagé ce défaut dans la littérature. Le prêtre, l’évêque, doivent toujours être prêts à parler aux fidèles ; ils n’ont pas le temps de préparer leurs discours et de surveiller leur parole. Chez les orateurs médiocres, qui sont toujours le plus grand nombre, le sermon devient un verbiage édifiant et intarissable, où l’idée principale est submergée par les récits, les digressions, les épisodes, les développemens accessoires. Le malheur, c’est qu’on ne prêche pas seulement en chaire et que les mêmes défauts se retrouvent dans tout ce qu’on écrit. Il faut bien avouer que le poème de Dracontius aussi est un sermon dont le fil échappe sans cesse ; mais il arrive par momens qu’une émotion personnelle, un sentiment vrai se dégagent de ces insupportables divagations. Dès lors, et comme par enchantement, tout ce fond de brume s’éclaircit ; l’idée se précise, le style s’anime et se colore : le prédicateur est devenu un poète. C’est ce que je voudrais montrer par quelques exemples.

Dracontius, dans son poème, a voulu célébrer la miséricorde divine, et comme la première et la plus grande marque d’affection que Dieu ait donnée à l’homme est de le créer, le premier chant est consacré à raconter la création. Ce chant a été, pendant le moyen âge, séparé du reste de l’ouvrage et fort admiré sous le titre d’Œuvre des six jours (Hexameron). Il est certain qu’il soutient la comparaison avec le poème de Marius Victorinus de Marseille et celui de saint Avit. Si Dracontius est moins correct, il a par momens plus d’éclat et un sentiment plus vif des beautés de