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si grand, car nos promotions successives lui passaient par les mains ; il les marquait de son sceau intellectuel tout en les initiant à cette artillerie qui, vue par le dehors, n’est qu’un simple chapitre de l’histoire des sciences, mais qui, vue par le dedans, devient un infini et réclame des théoriciens puissans. Aujourd’hui, il s’est remis à la vie de régiment, qu’il vante comme bien plus simple, très animée, tout à fait charmante. Combien de fois m’a-t-il dit qu’il irait toujours où on l’enverrait, en France ou au Tonkin ; qu’il était soldat, qu’il savait obéir et que l’obéissance ne lui coûtait pas. Puis, se rencontrant dans cette ville avec le général Hermans, il a trouvé avec qui parler ; car le général, connu de tout temps pour un mathématicien habile, s’est voué définitivement aux x depuis qu’il a pris sa retraite. Entre lui et le commandant s’est improvisée dès l’abord une curieuse amitié ; l’un étant un algébriste patient, l’autre un soudain géomètre, l’analyse s’est combinée entre eux à la synthèse, et leurs cerveaux, dissemblables mais complémentaires, se sont attirés comme les pôles opposés de deux aimans, ou comme des électricités de noms contraires. L’autre soir, ils causaient, tout en se promenant à cheval ; leur conversation était venue sur l’hexagone de Pascal et sur celui de Brianchon.

— On les démontre séparément, disait le général ; c’est peu élégant. Il existe sûrement une figure unique qui, considérée d’une façon, donne Pascal, et d’une autre Brianchon. Vous devriez chercher cela, vous, Mansion, qui voyez dans l’espace…

Le commandant n’a pas cherché longtemps, car avant de descendre de cheval, il avait déjà imaginé la figure unique.

— C’est bien simple, m’expliquait-il ce matin. Considérons un hyperboloïde…

Et, traçant des lignes sur le sable avec la pointe de son stick, il démontrait, dans le pur style d’Archimède, Pascal en dix mots et Brianchon en quatre.

Ce soir, je le rejoins à son appartement, sur le quai, en face de la Loire ; entrant dans la chambre du sage, je la reconnais pareille à celle qu’il avait à Fontainebleau : les meubles d’acajou chargés de ses livres, le poêle de faïence, les ordres de son régiment piqués sur un crochet ; enfin les nombreuses épures, suspendues au mur, dont chacune rappelle un de ses travaux. Après le dîner pris à la pension, après le café, le petit verre, le cigare, et tous ces rites de la vie militaire, nous revenons ici, et il me semble que je rentre chez Spinoza et que je me divertisse avec lui « à fumer une pipe de tabac. » Car n’est-il pas vrai que les grandes figures de l’humanité vont se répétant à chaque