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Brocéliande. Tout est bien clos. Aucun fâcheux ne pourra le surprendre. L’orgue qui occupe le fond du hall est muet. Les ébauches qui pendent aux murs n’offrent que des tons très gris et ne peuvent distraire les yeux. Au dehors, les gouttes d’une pluie fine, la pluie de Londres, tapotent les feuilles, les unes après les autres, comme des doigts invisibles qui se promèneraient sur un clavier silencieux. Sir Edward ne travaille pas, il lit. Il fit un livre aimé, toujours le même, depuis trente ans, et absorbé dans la méditation que lui procure sa lecture, il conspire vaguement, idéalement contre tout l’ordre de choses établi en Angleterre. Est-ce donc quelque discours de M. Gladstone ou une diatribe socialiste de son ami William Morris ? C’est bien autre chose : c’est l’histoire du roi Arthur.

Il y a environ quatorze cents ans que les Anglais et les Saxons, montés sur leurs longues barques, envahissaient la Grande-Bretagne et balayaient les restes de la domination romaine. Quelques victoires de plus et ils s’établissaient en maîtres dans l’île. Pour leur résister, un homme se leva, dont l’histoire ne dit rien, mais que la légende a fait si grand qu’il faut bénir le silence de l’histoire. Cet homme n’était pas né prince. Un jour que le trône des Bretons était vacant et qu’on cherchait vainement à s’accorder pour donner un successeur au roi défunt, on vit, au sortir de la cathédrale de Caerléon, un perron de marbre nouvellement construit et sur ce perron une enclume d’acier, et dans cette enclume, une épée enfoncée avec cette inscription : » Celui qui me retirera, de par Jésus-Christ roi sera. » Tous les chevaliers s’y essayèrent, aucun ne réussit. Un enfant, qu’un vieillard obscur avait amené de la forêt, retira aisément l’épée, et l’archevêque le couronna aux acclamations du menu peuple. Ce fut le roi Arthur, et l’épée merveilleuse eut nom Escalibor. En vain les barons voulurent discuter sa naissance : il la prouva haute par ses exploits. Il délivra Leodogran, roi de Caméliard, des païens qui l’assiégeaient et des bêtes féroces qui venaient, jusque dans sa capitale, ravir les petits enfans à leurs mères, et, en retour, il obtint la fille du roi, la belle Guinevere, en mariage. Il mena les Bretons au combat et repoussa l’envahisseur dans douze rencontres fameuses où « le ciel fut voilé par la poussière et la terre par le sang. » Il était accompagné par un vieux barde, fils d’un diable et d’une Bretonne, magicien par son père et chrétien par sa mère, qui apparaissait dans tous les momens difficiles où l’on avait besoin d’un conseil ou d’une prophétie. Ce barde s’appelait Merlin, il savait tout, pouvait prendre toutes sortes de formes ; il enflammait les courages par ses prédictions et, l’heure de la lutte arrivée, jetait des enchantemens terribles sur l’ennemi. À sa voix, les gens de l’Ecosse, de la