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pamphlet et une épigramme, Voltaire aurait déjà mis les rieurs de son côté. Et le public français, composé de spectateurs désœuvrés qui assistent à la politique comme à la comédie, est aisément de l’avis de ceux qui le font rire. Par malheur, la vieille amitié du poète et du roi vient de se rompre, par suite d’une incompatibilité que la vie commune a fait éclater entre l’humeur agitée de l’un et la taquinerie despotique de l’autre. Choyé, encensé d’abord à Berlin, Voltaire en est parti hier en disgrâce et presque en fuite. Il n’y a plus rien à lui demander ni à compter sur lui. Mais voici un beau seigneur, membre de l’Académie française, qui se pique de lettres et même de poésie : si ses compositions littéraires sont faibles, l’éclat de son rang couvre la défaillance de son talent ; il a su se faire une cour de beaux esprits flattés de le compter parmi les leurs et auxquels il témoigne autant d’égards qu’il reçoit d’eux de déférences. C’est un défenseur tout trouvé. Que, partant de Potsdam, il retourne en France ébloui du génie de son hôte, chantant ses louanges, présentant les faits comme on les lui a fait voir, il n’en faut pas davantage : Paris sera bientôt converti, et Paris c’est la France ; Paris c’est surtout déjà plus qu’il n’en faut pour tenir tête à Versailles.

Aussi rien n’égale l’art souverain avec lequel, tenant Nivernais sous sa main, Frédéric s’appliqua à le charmer, en mêlant habilement à des discussions politiques où il lâchait de le convaincre, tout en se laissant contredire et en le faisant briller, des fêtes où il avait soin de le faire paraître aussi à son avantage. « Nous avons ici, écrivait-il à son frère le prince de Prusse, le duc de Nivernais : il y a eu, comme vous pouvez l’imaginer, beaucoup de politique sur le tapis, ce qui n’est guère amusant à la longue… Pour varier la matière, nous avons eu deux intermèdes qui au moins nous font rire. »

Rien n’était mieux entendu que ce mélange pour le charme qu’il voulait exercer : car l’aisance à passer sans effort des plaisirs aux affaires était précisément le mérite où Nivernais avait la réputation d’exceller, et dont plus tard un malicieux secrétaire qui l’avait observé de près (le fameux chevalier d’Eon) lui faisait compliment dans ce portrait qui ne lui aurait pas déplu : « C’est le plus enjoué et le plus aimable des ministres d’Europe ; il a passé dans toutes les places et ambassades qu’il a eues comme Anacréon couronné de roses, chantant le plaisir même au milieu des plus pénibles travaux. » Rien de mieux fait pour éblouir une société germanique que cette grâce avec laquelle Nivernais savait passer sans peine du plaisant au sévère, tenant toujours les reparties prêtes sur tous les sujets, sachant donner la réplique à Frédéric même dans cette langue poétique qu’ils se plaisaient à manier l’un