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l’unanimité, moins la voix du maréchal de Belle-Isle, resté seul fidèle aux souvenirs de ses beaux jours, et, sans son intervention, un ordre de retour aurait été immédiatement envoyé à Nivernais. C’est Knyphausen qui rapporte cette délibération : comment Nivernais pouvait-il l’ignorer ? Il aurait dû savoir aussi que de tous les avis, le plus net, le plus impatient dans le sens d’un refus absolu, était celui du roi lui-même. On ne peut pas dire que le sentiment royal qui survivait chez Louis XV à tant de faiblesses l’ait mal inspiré dans cette occasion[1].

Comment un gentilhomme comme Nivernais fut moins délicat on fait d’honneur qu’un prêtre comme Bernis, un vieil intendant comme Rouillé et les financiers Séchelles et Machault, c’est ce qu’on s’expliquerait difficilement si on ne savait qu’il revenait de Potsdam, où il avait été convié à passer plusieurs jours. C’était un honneur insigne réservé en général aux princes et qui n’avait été conféré qu’au maréchal de Saxe, et il venait d’être comblé de caresses, de complimens et de flatteries auxquels une tête plus solide que la sienne aurait eu peine à résister. Frédéric n’avait rien négligé pour faire sa conquête, non qu’il attachât beaucoup de prix à signer avec lui une convention dont il aurait sans doute été flatté, — qui surtout ne l’aurait pas gêné, — mais qui au fond, maintenant que ses intérêts les plus importans étaient assurés, ne le touchait que médiocrement. Ce n’était pas là son but principal ; mais la sévérité du jugement porté en France sur son dernier acte l’importunait, et il cherchait quelque moyen de la désarmer. Du mécontentement de ceux qui détenaient le pouvoir il prenait assez aisément son parti. Mais il était un autre genre d’opinion dont il était le premier, presque le seul des hommes d’Etat d’Europe, à deviner l’importance et dont il tenait essentiellement à garder les suffrages : c’était l’opinion des lettrés, des écrivains, de ceux qu’on appelait déjà les philosophes, et qui, par l’éclat de leur talent, par leur mouvement d’idées, par la direction qu’ils imprimaient à l’esprit public, commençaient à exercer plus d’action que les dépositaires débiles de l’autorité royale. C’était parmi eux qu’il avait de longue date déjà cherché, acquis, soudoyé des amis et des serviteurs. Il ne faut pas que cette clientèle lui échappe, ou qu’une susceptibilité patriotique la lui dispute, car elle a la parole à la main, et c’est elle qui, si on l’attaque à la cour, doit plaider et gagner sa cause devant le pays. C’est là un genre de service que Voltaire, dans plus d’une circonstance critique, s’est déjà prêté à lui rendre. Si cet ami de sa jeunesse était là, ce serait bien simple et bientôt fait. Avec un

  1. Pol. Corr., t. XII, p. 119.