Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 126.djvu/438

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ses plus brillans succès avec Joconde, joué pour la première fois le 28 février 1814, un mois avant la reddition de Paris : on court entendre Mme Gavaudan, Martin, et l’on revient chez soi en fredonnant leurs couplets, comme on faisait en 1792, alors que les journées les plus dramatiques n’empêchaient guère les Parisiens de s’occuper de leurs intérêts, de leurs plaisirs.

Le mardi 29 mars, la recette de la Comédie descend à 343 fr. 84 avec Gabrielle de Vergy et l’École des maris ; relâche les 30 et 31 mars ; réouverture le 1er avril avec l’Homme du jour et la Suite d’un bal masqué. Une foule parée de cocardes blanches se rend à l’Opéra, où l’on attend le roi de Prusse et l’empereur de Russie ; la pièce annoncée est le Triomphe de Trajan, mais, un des acteurs se trouvant malade, Denois supplie les spectateurs d’agréer la Vestale, et, malgré leurs protestations, obtient gain de cause, car, dit-il, « Leurs Majestés ont accepté l’échange : ils vont honorer le spectacle de leur présence. » On se console en faisant jouer l’air de « Vive Henri IV ! » les dames jettent dans la salle des cocardes blanches ; Lays chante des couplets en l’honneur des souverains étrangers, acclamés, hélas ! comme des libérateurs. Les affiches des théâtres sont, elles aussi, devenues royalistes du jour au lendemain : on donnait la Partie de chasse de Henri IV, la Bataille d’Ivry, Henri IV et d’Aubigné, Une journée de Henri IV, les Clés de Paris, le Souper de Henri IV, la Jeunesse de Henri IV, Henri IV ou le Siège de Paris. Tout le mois d’avril se passe en ovations aux souverains, au comte d’Artois ; le public voit partout des allusions, applaudit tout ce qui, de près ou de loin, lui rappelle l’événement. Le 28 avril on joue à la Comédie une tragédie de Lebrun nommée aussitôt le Retour du lys, et le calembour fait fortune ; le jour même de l’entrée de Louis XVIII à Paris, les Comédiens déposent chez un notaire 1200 francs pour contribuer à rétablir la statue de Henri IV[1]. Les hommages poétiques vont leur train, et Mme Talma publie dans le Journal des Débats des vers dédiés à la duchesse d’Angoulême[2]. S’étonnera-t-on si l’enthousiasme se manifeste non moins ardent lorsque Napoléon, en 1815, assiste à la représentation d’Hector, joué par Talma et Duchosnois ? Un public bonapartiste avait pris la place du public royaliste, et les événemens, plus forts que les hommes, devenaient une école d’immoralité.

Les bienfaits de Napoléon dénonçaient Talma comme bonapartiste : les vainqueurs voulurent qu’il fît amende honorable : on le força de lire des vers contre le régime impérial : on publia des

  1. Le 22 juin 1815, le Théâtre-Français fait 65 fr. de recette : le 23, 132 fr. ; le 26, 94 fr ; le 27, 165 fr. ; le 28 juin, relâche, les alliés rentrent à Paris.
  2. Après la mort de Talma, elle épousa en troisièmes noces le comte de Chabot.