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ses artistes favoris. A la mort d’Anne Oldfields (1730), de Garrick (1779), le clergé célèbre le service funèbre, et citoyens, députés, pairs du royaume, grands seigneurs, suivent solennellement le cercueil à Westminster, où l’on enterra Garrick dans le coin des poètes, sous le monument de Shakspeare, son bien-aimé poète. Deux ans avant, en pleine Chambre des communes, Burke réclamait pour lui le droit d’assister aux débats, proclamant qu’il devait à Garrick ses talens de diction, et la Chambre l’exempta nommément de l’ordre donné par le speaker d’évacuer la salle. Personne aujourd’hui ne songe à s’indigner qu’on décore nos comédiens, qu’on leur fasse fête dans les salons, qu’on ne reconnaisse plus d’autre distinction que celle du caractère, du talent et de l’éducation : toutefois nous n’avons pas encore songé à des apothéoses du genre de celles que les Anglais ont décernées à Garrick, que la République a justement imaginées pour Gambetta ou Victor Hugo. De quel côté se trouvent le bon goût, le tact, la mesure ? Ne semble-t-il pas qu’un grand citoyen, un grand poète, méritent un peu plus de leur pays qu’un comédien illustre ? Il y a, il y aura toujours plusieurs espèces, plusieurs qualités de renommée ; et, de penser qu’au même moment, sur les points les plus opposés de notre univers, des vers de Victor Hugo ou de Lamartine, une tragédie de Shakspeare ou de Racine font communier tant d’âmes dans la religion de l’idéal ; que leur génie engendre à l’infini des pensées, des œuvres nouvelles ; cette gloire si pure, presque éternelle dans ses effets, ne doit-elle pas l’emporter sur celle du comédien qui trois fois par semaine s’adresse à quinze cents personnes, — gloire éclatante assurément, mais enfin qui s’alimente à d’autres foyers d’inspiration et à laquelle il manquera toujours de pouvoir se créer d’elle-même ? On nous accordera du moins que cette restriction théorique ne nous a pas empêché de sentir tout le prix d’une Mars ou d’un Talma, et d’essayer, pour notre part, de dire ce qu’ils ont ajouté quelquefois aux poètes mêmes dont leur nom ne se séparera pas.


VICTOR DU BLED.