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perdre. Le traité défensif peut être conclu dans la huitaine, et on peut commencer tout de suite après l’examen des préliminaires du grand objet. Ce langage était-il bien sincère, et d’Argenson qui, la veille encore, ne respirait que la guerre contre l’Autriche, ne prenait-il pas un moyen détourné pour faire sentir à ses collègues tout le poids que l’alliance nouvelle allait leur faire porter ? En tout cas, c’était parler en homme politique qui voit venir les événemens, et en ministre de la guerre qui sent la responsabilité de sa charge.

Je ne sais si ces franches paroles auraient causé quelque ébranlement dans l’esprit des auditeurs : mais Bernis avait en réserve un moyen irrésistible d’enlever tous les suffrages. Il tira de sa poche une pièce qu’il avait reçue le matin même de Stahremberg. C’était une lettre de Kaunitz. Le chancelier faisait savoir à son ambassadeur que le ministre anglais, Keith, venait de recevoir un courrier de Londres, et qu’à la suite de cette arrivée, il avait demandé une audience solennelle à l’impératrice : c’était sans doute pour lui demander une explication sur des choses (disait le ministre) dont je vous ai entretenu souvent et que vous pouvez comprendre. Tout le monde comprenait, en effet, de quelles choses il était question, et chacun sentit peut-être, sans oser le dire, que la réponse de l’impératrice au ministre anglais dépendait essentiellement de celle qui allait lui être envoyée de Versailles.

« Cette lettre, écrivait Stahremberg lui-même peu de jours après, produisit un effet admirable : on loua de toutes parts la sincérité et la franchise de mon procédé, et on décida qu’il fallait absolument lier les mains à ma cour et empêcher qu’elle ne pût renouer avec l’Angleterre. Quand l’abbé de Bernis me rendit la lettre, comme je le lui avais demandé, il me dit qu’elle lui avait été bien utile. »

Effectivement, il fut résolu que Rouillé et Bernis restant chargés de rédiger avec Stahremberg les deux conventions dont la signature pouvait avoir immédiatement lieu, ils prépareraient en même temps un mémoire où seraient posées toutes les questions que faisaient naître les autres propositions de Marie-Thérèse et qui déterminerait la mesure exacte et les conditions dans lesquelles il conviendrait au roi de s’y associer. Le mémoire serait remis à l’ambassadeur le lendemain même de la conclusion du traité défensif et serait ainsi, en réalité, le premier acte d’une négociation nouvelle[1].

  1. Bernis, Mémoires, t. I, p. 265, 266. ~ Stahremberg à Kaunitz, 2 mai 1756 (Archives de Vienne). — Bernis affirme que ce memorandum, où toutes les questions relatives à la négociation future devaient être traitées, avait été exigé de lui par Stahremberg qui aurait même voulu en être mis en possession avant la signature du traité défensif, et qu’il eut beaucoup de peine à le faire départir de cette exigence. Il y a quelque exagération dans cette assertion. Je n’ai pas aperçu, dans les dépêches de Stahremberg, trace de cette exigence absolue, ni de l’effort qui aurait été nécessaire pour l’écarter. Mais il est moralement certain que la remise du mémoire, comme indice de la négociation à poursuivre sur des bases plus larges, était convenue, et que, sans cette assurance, la signature du traité défensif n’aurait pas eu lieu. C’est ce que paraissaient avoir ignoré, avant l’ouvrage de M. d’Arneth et avant la publication des Mémoires de Bernis, tous les écrivains qui avaient fait le récit du traité de 1756.