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Avec la Russie dans l’état d’irritation où était Elisabeth, une seule chose était à craindre, c’est que, partant trop tôt et avant l’heure, elle ne se fit écraser par les forces prussiennes sans qu’on eût le temps de lui venir en aide. Cette précipitation devait lui être d’autant plus naturelle que, son propre traité avec l’Angleterre l’autorisant à rapprocher ses troupes de la frontière prussienne, elle trouvait piquant de faire de cette faculté un usage tout opposé à celui qu’avaient prévu ses perfides alliés. Des conseils de prudence lui furent envoyés, et on eut même quelque peine à les lui faire accepter. Elle aurait voulu régulariser au moins et préciser, par des dispositions expresses, le concours qu’elle avait promis. On lui persuada d’attendre que le concert, sur ce point comme sur d’autres, fut établi avec la France. Mais elle n’en continua pas moins à abreuver de dégoûts le ministre anglais Williams et choisit même ce moment pour prendre une résolution inattendue qui ne laissait aucun doute sur ses sentimens. Elle admit officiellement, à sa cour, un envoyé français, ce qui n’avait pas eu lieu depuis la dernière guerre, et afin de rendre le contraste plus sensible à Williams, ce représentant de la France fut aussi un Anglais, mais un émigré jacobite, le chevalier Douglas, qui était déjà venu l’année précédente en Russie, chargé d’une mission secrète, qu’il n’avait pu remplir. On le reçut cette année à bras ouverts, présenté officiellement en audience publique, par le chancelier Bestucheff, qui déguisait mal sa rage d’y être contraint.

De tous les signes précurseurs d’une crise prochaine qui pouvaient éclairer et alarmer Frédéric, ce fut peut-être celui-là qui lui causa le plus d’émotion. Quand le fait de l’alliance lui avait été connu, quel que impression qu’il en ressentît au fond de l'âme et bien que l’on dît assez haut, autour de lui, que le coup tombait d’aplomb sur sa tête, il avait conservé assez d’empire sur lui-même pour ne donner aucun indice de trouble. Avec Valori, qui vint lui communiquer officiellement le texte des deux conventions non sans quelque embarras, il feignit de prendre au sérieux les protestations banales contenues dans la circulaire de Rouillé et témoigna son contentement de voir que, par suite de la neutralité convenue entre toutes les puissances, le fléau de la guerre serait épargné au continent de l’Europe. La même attitude d’indifférence un peu dédaigneuse fut prescrite à ses ministres à Paris et à Vienne. La seule marque d’impatience qu’il ne put contenir, ce fut un désir empressé de savoir si l’Angleterre était encore bien sûre, malgré ce changement inattendu, de tenir la Russie enchaînée par les engagemens qu’elle lui avait

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  1. D’Arneth, t, IV, p. 460. — Pol. Corr., t. XII, p. 482 ; t. XIII, p. 15.