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fait prendre. Ce fut la première question qu’il posa au ministre anglais qu’on lui envoya, Mitchell, dans l’audience même qui suivit son arrivée, et il la renouvela sans relâche, pendant les entretiens qu’il eut avec cet envoyé les jours suivans et qui ne tardèent pas à devenir tout à fait intimes.

Les réponses de l’Angleterre témoignèrent d’abord une pleine confiance dans le dessein de la Russie de faire honneur à sa parole, sentiment qu’elle ne pouvait pourtant guère éprouver, avertie comme elle devait l’être par les plaintes de son ministre à Pétersbourg. Mais il lui en coûtait de convenir qu’ayant obtenu la signature d’Elisabeth par une sorte de surprise et en abusant de son ignorance, elle n’avait pas le droit d’être trop difficile sur l’exécution d’une promesse due à des moyens d’une loyauté si douteuse. Aussi Frédéric, cessant bientôt d’ajouter foi à ses dénégations, mit-il en œuvre lui-même tous les procédés directs ou détournés, toutes les pratiques d’espionnage et de corruption alors en usage, pour découvrir ce qui pouvait le menacer sur cette frontière du nord dont il ne détachait jamais son regard sans inquiétude : et nulle discrétion ne régnant à Pétersbourg, la tsarine, elle-même, ne mettant nulle mesure dans ses paroles, il ne fut pas longtemps sans savoir ce qu’il avait à craindre. La trahison d’un secrétaire d’ambassade autrichien à Berlin même, la correspondance interceptée du ministre de Saxe à Vienne, lui firent savoir (avec quelque exagération peut-être, comme c’est le cas de tous les donneurs d’avis officieux) que, si rien n’était encore menaçant pour le présent, tout se préparait contre lui entre les deux cours impériales dans un avenir rapproché[1].

Son irritation fut extrême d’autant plus qu’un peu de confusion y était mêlé. Cette action commune de l’Autriche et de la Russie était, on l’a vu, le péril qu’il avait toujours redouté, et dont la crainte l’avait jeté dans les bras de l’Angleterre. Le fantôme reparaissait maintenant sous une autre forme, et à une démarche un peu précipitée, qu’autour de lui plus d’un censeur lui reprochait, il n’avait gagné que de doubler les deux armées impériales d’une arrière-garde de troupes françaises. Son parti fut pris à l’instant. Prævenire, s’écria-t-il, et non præveniri. Marcher droit sur la conjuration qui le menaçait, avant qu’elle eût eu le temps de se consolider et de s’affermir, pouvoir ainsi prendre successivement à partie ses deux ennemies, l’une après l’autre, sans attendre que leur jonction fût faite et devancer les décisions toujours lentes du débile cabinet de Versailles, tel fut le plan rapidement

  1. Valori à Rouillé, 11 mai, 12, 19 juin 1756 (Correspondance de Prusse : ministère des Affaires étrangères). — Mémoires, I, p. 302-304. — D’Arneth, t. IV, p. 460-476, 489. -Pal. Corr., t. XII, y. 327, 338, 356.