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Un instant ébranlée, sa puissance maritime et coloniale lui avait été restituée tout entière, et l’Angleterre fatiguée ne paraissait encore nullement pressée de rentrer en lice. Si la France eût eu à ce moment un gouvernement et un souverain dignes d’elle, il n’y a point d’alliance où elle ne fût entrée en maîtresse, en choisissant son rôle et sa place à son gré, soit pour attendre, soit pour agir. L’ardeur que Marie-Thérèse mettait à rechercher les bonnes grâces de Louis XV donne la mesure des sacrifices qu’elle aurait faits pour les obtenir.

Mais une fois cette occasion perdue, lorsque, après des tergiversations et des temporisations de toute nature, la France se décida à prêter l’oreille aux paroles qui lui furent glissées en secret et dans l’ombre et à y répondre elle-même du ton le plus bas comme si elle eût eu peur de l’écho de sa voix, le temps avait marché, la face des choses était changée et tous les rôles étaient renversés. La France avait une guerre redoutable à soutenir, et à la veille de l’aborder, l’abandon de la Prusse, que sa crédulité n’avait su ni prévenir ni prévoir, la condamnait à un isolement d’autant plus mortifiant et plus cruel que, s’il était inattendu, il n’aurait pas dû l’être. L’alliance autrichienne, d’utile secours qu’elle était encore la veille, devenait une impérieuse nécessité. Marie-Thérèse acquérait par là le droit d’en régler les conditions. Il n’est pas étonnant qu’elle en ait usé pour tenir à sa disposition l’armée française en se réservant à elle-même, dès qu’elle pourrait se croire ou se dire attaquée, le choix du jour et du lieu du combat. Le texte du traité de 1756 porte l’empreinte de cette sujétion de la dernière heure. L’exécution devait, on le sait, s’en ressentir plus tristement encore.

Dans l’opinion commune qui a condamné cet acte fameux, il y a, comme dans l’expression de la plupart des sentimens populaires, une distinction à faire et une confusion à dissiper. S’agit-il du principe même de la politique qui a dicté alors la ligne politique adoptée par le gouvernement de Louis XV ? Rien de moins fondé que la censure dont on l’a frappé. L’intérêt aurait conseillé de la suivre, quand même on n’aurait pas fait la faute de s’y laisser contraindre par la nécessité. Mais de la faiblesse et de l’impéritie qui en ont retardé, compromis et dénaturé l’application, l’histoire et la postérité ne sauraient porter un jugement trop sévère.


DUC DE BROGLIE.