Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 126.djvu/556

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

On ne saurait approuver l’intervention du législateur en ces matières. Il empiète ainsi, à tort et à travers, sans aucune lumière spéciale qui l’y autorise, sur le domaine de la liberté individuelle. Il arrêterait aussi une foule de progrès dus à la variété des consommations. Toutes les denrées nouvelles ont été alternativement prohibées par les États : au XVIe siècle, l’eau-de-vie, au XVIIe le tabac, au XVIIIe siècle, le café, ont été successivement l’objet de prohibitions mitigées, l’usage de ces substances n’étant permis que sur une ordonnance de médecin. Ces interdictions ne se rapportent peut-être pas uniquement au sentiment d’hostilité des pouvoirs publics contre le luxe ; elles prétendaient s’inspirer aussi du souci pour la classe populaire.

Ce n’est pas à dire que l’Etat ne puisse assujettir à des impôts des denrées qui sont d’un usage répandu, tout en n’étant pas d’une absolue nécessité, et qui offrent des inconvéniens hygiéniques ou sociaux. Pour l’alcool, le droit de taxation de l’Etat est manifeste, dans les circonstances présentes; ce n’est pas tant au point de vue du caractère superflu de la consommation que les gouvernemens peuvent alors se placer, c’est à celui de la nécessité de se récupérer de tous les maux qu’inflige à la communauté l’abus de l’alcool chez certains individus. L’ivrognerie est une cause constante de rixes, de désordres publics, de maladies graves, de crimes ou délits, d’aliénation mentale; elle inflige à l’Etat, aux départemens et aux communes de fortes dépenses et beaucoup de troubles pour la police, la justice, l’hospitalisation, l’assistance. Les taxes mises sur l’alcool, en vue d’obtenir de cette denrée le maximum de rendement fiscal, ont ainsi leur raison d’être. Dans une moindre mesure, une taxation de ce genre est licite pour le tabac qui, dans les lieux publics, expose à des désagrémens, par le contact et le peu de retenue des fumeurs, la population qui s’abstient de cette denrée.

L’Etat, toutefois, n’a nullement le droit de prohiber l’usage de telle ou telle marchandise, parce qu’il la juge superflue. Il doit laisser à l’initiative privée, aux sociétés de tempérance, par exemple, le soin de faire des prosélytes. Elles y parviennent. C’est en 1803, à Boston, que ces associations virent le jour. Elles proscrivaient d’abord seulement les spiritueux proprement dits, spirits : elles sont arrivées à interdire à leurs adhérens toutes les boissons artificielles autres que le thé, ce qui est excessif. Dès 1834, elles comptaient aux Etats-Unis un million et demi de membres, chiffre qui, avec le temps et le développement de la population, a dû plus que doubler. En Angleterre, vers le milieu de ce siècle, ces sociétés avaient déjà trois millions d’adhérens. Grâce à eux, la consommation de l’alcool a considérablement diminué en Angleterre, une première fois, de