Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 126.djvu/560

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

droits de 30 pour 100 sur les tableaux ou sur les diamans, que dans la ville austère de Calvin on ait établi une taxe, peu productive, sur les collections d’art, c’est l’affaire de ces peuples rudes. Mais nous, Français, nous avons un véritable intérêt national à ne pas déchaîner le fisc contre le luxe, contre les objets d’art, contre les hauts prix qu’ils atteignent. La population de Paris ne vit guère que de ces travaux élégans et richement payés. Les ouvriers de Paris, s’ils entendaient leurs intérêts permanens, devraient être résolument conservateurs : s’ils gagnent plus que le paysan bas-breton ou limousin, quatre, cinq ou six fois plus et quelquefois davantage, avec une moindre durée de travail, c’est à l’inégalité des fortunes qu’ils le doivent. Le jour où les fortunes deviendraient égales, ou tout au moins se rapprocheraient de l’égalité, les salaires à Paris s’achemineraient mélancoliquement vers le taux des salaires de Quimper ou de Brive. Un économiste anglais, qui a eu assez de complaisance pour les tendances socialistes, M. Marshall, fait remarquer que la moyenne de revenu par tête dans le Royaume-Uni est d’environ 33 liv. sterl., ce qui représente 165 liv. sterl. ou 4 125 francs par famille de cinq personnes, et il ajoute : « Il n’y a pas peu de familles d’artisans dont les gains totaux dépassent 165 liv. sterl., si bien qu’elles perdraient à une égale distribution de la richesse[1]. » En France la moyenne du revenu par tête et par ménage est, certes, bien au-dessous de ces chiffres ; mais un très grand nombre d’ouvriers parisiens gagnent sensiblement plus que la moyenne du revenu français et se trouveraient lésés à une égale distribution des revenus : même ceux qui ne perdraient pas directement à l’égalité n’auraient aucun intérêt, néanmoins, à la rechercher.

La question du luxe n’est qu’une face d’une question plus vaste, celle de l’inégalité des conditions. Il est prouvé que l’inégalité des conditions arrêterait tout progrès dans la société et la ramènerait graduellement à la somnolence intellectuelle et aux privations matérielles des âges primitifs. La suppression du luxe aurait des effets moindres, mais analogues.

Au point de vue même des rapports sociaux, le luxe bien compris contribue à adoucir les mœurs, à amortir les grandes passions, à entretenir les goûts pacifiques. Quant à prétendre qu’il efféminé les peuples, au point de compromettre leur indépendance, l’histoire ne le témoigne pas. Les Parthes et les Scythes ont aussi bien disparu que les Grecs et les Romains; dans l’Hellade, l’indépendance de Sparte ne survécut pas à celle d’Athènes, et il ne reste presque rien de la première, tandis que la seconde a embelli

  1. Alfred Marshall : Elements of economies of industry, p. 23.