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« Etant eux-mêmes, et sans aucune exception (without any exception), les plus grands prodigues dans la société (the greatest spendthrifts in the society), si leur propre extravagance ne ruine pas l’Etat, celle de leurs sujets ne le fera pas[1]. » Le point de vue éthique ne doit, pas plus que l’appréhension de l’appauvrissement social, suggérer aux gouvernemens des mesures contre le luxe.

Dans un pays comme la France, des taxes rigoureuses sur le luxe seraient particulièrement nuisibles à l’ensemble des habitans. On ne doit pas oublier que nous sommes les grands fournisseurs d’objets de luxe de l’univers. Nos exportations d’objets fabriqués montent, on le sait, à 1 600 ou 1 700 millions de francs par année, après avoir dépassé 2 milliards. La bonne moitié de ces objets sont des articles de luxe, et beaucoup aussi de nos produits agricoles exportés; 250 millions de tissus de soie, 160 millions de tabletterie, bimbeloterie, brosserie, etc., 44 millions de modes et de fleurs artificielles, une forte partie des 129 millions de vêtemens et lingerie, des 111 millions d’ouvrages en peau et en cuir, des 49 millions de poterie, verres et cristaux, des 30 millions de bijouterie, des 15 millions d’horlogerie, des 14 millions d’objets de collection hors du commerce, des 12 millions de parfumerie, des 213 millions de vins, sans compter beaucoup d’autres objets qui figurent dans le caput mortuum des 423 millions d’autres marchandises. Parmi les 3 milliards 460 millions d’exportations françaises en 1892 on reste certainement au-dessous de la vérité en évaluant les objets de luxe au tiers au moins, soit à 1 100 ou 1 200 millions.

Nos ventes réelles d’objets de luxe aux étrangers dépassent considérablement ce chiffre. Il faut tenir compte de ce que j’ai appelé les exportations occultes : tous ces objets que de riches Européens et Américains, de passage sur notre terre de France, achètent sur notre territoire même, qu’ils y consomment ou qu’ils remportent au fond de leurs malles, sans que la douane en ait souci et les porte en compte. En articles de toilette, de bijouterie, d’ornement, ces exportations occultes ont une importance énorme.

Que la France vende 1 800 millions à 2 milliards annuellement d’objets de luxe aux étrangers, soit résidant sur son sol, soit habitant au dehors, il n’y aurait pas lieu de s’en étonner. Avec ces objets de luxe nous achetons à bon compte les produits communs qui forment le gros de nos importations : les céréales, les laines, le coton, la houille crue, les grains et fruits oléagineux, les métaux divers, etc. Que les Américains s’avisent de mettre des

  1. Adam Smith : Richesse des nations, liv. II, ch. III.