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insuffisantes oboles. C’est l’initiative privée des personnes sérieusement riches qui y peut pourvoir. Il ne s’agit pas pour elles de lancer toute leur fortune ni même une notable partie dans l’inconnu; il ne s’agit même pas d’y engager une fraction de leur capital, c’est-à-dire de leur fonds permanent, mais simplement une fraction de leurs revenus surabondans, tout en en laissant une autre fraction à l’épargne tout à fait solide. Ainsi, la fortune remplit sa fonction sociale qui est d’aider au progrès ; en fait, elle s’en acquitte plus souvent que ne le pense le vulgaire.

Ce n’est pas seulement l’expérimentation industrielle, c’est aussi l’expérimentation agricole qui entre dans la fonction sociale de la fortune. Les grands seigneurs anglais, au témoignage de Thorold Rogers, dans son Interprétation économique de l’histoire, ont merveilleusement rempli cette tâche au XVIIIe siècle, et dans ce temps, aussi d’après les récits d’Arthur Young, nombre de gentilshommes et de riches industriels ou financiers de France ne la négligeaient pas. Il est bon que tout lien ne soit pas rompu entre le sol et la partie de la population qui a l’habitude de la direction des grandes affaires et qui est à portée de se rendre compte des doctrines scientifiques. Ceux qui veulent bannir la grande propriété et dépecer la terre entière, par morceaux à peu près égaux, entre des paysans, médiocrement pourvus, par leurs conditions nécessaires de vie, de ressources et de lumières, sont les ennemis inconsciens du progrès agricole. La grande propriété moderne est l’école gratuite, le champ d’expériences novatrices, dont profite la petite propriété environnante. L’essai des cultures nouvelles, des semences bien sélectionnées, des instrumens perfectionnés, des méthodes que la science suggère, c’est au grand propriétaire opulent, c’est encore mieux au riche industriel, au commerçant, abritant ses vacances ou ses loisirs dans une campagne dont il guide l’exploitation, qu’incombe ce soin essentiel. Ce n’est pas l’Etat, instrument habituel de gaspillage, de favoritisme, manquant en tout cas de souplesse, d’initiative variée et le plus souvent de fonds pour les œuvres utiles de détail, qui peut remplir cette mission. Sans médire aucunement des professeurs d’agriculture et en rendant toute justice à leurs mérites et à leurs efforts, un ou deux opulens propriétaires progressifs font plus dans un district que toutes leurs leçons. De même, pour le choix de bons reproducteurs, pour les croisemens ou la sélection, pour l’amélioration des espèces végétales, les grands propriétaires riches ont un rôle à remplir, et chaque opulent industriel ou financier ayant des loisirs devrait consacrer une partie de son temps et une fraction de ses revenus (nous ne disons pas du tout de son capital) à cette œuvre noble et séduisante. Certains le font et, au