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rappeler que l’Américaine, fût-elle riche, aime au fond tous les genres de campement. Elle se plaît l’été dans un caravansérail de Saratoga, où deux mille lits sont à la disposition des buveurs d’eau, où tout est énorme et fastueux ; en ville, elle invite volontiers ses amies au restaurant. J’ai vu de ces jeunes filles qui portent le nom de bachdor girls demander la carte aussi naturellement que si elles eussent été des garçons en effet. Une aimable Philadelphienne m’amenant à son club, où elle me fait donner très gracieusement une carte de membre temporaire, m’explique les avantages qu’on y trouve : « — C’est très commode, me dit-elle, en l’absence de mon mari, je déjeune ici, j’y donne des rendez-vous à mes amies, je trouve les journaux. Il y a même quelques chambres pour celles d’entre nous qui de la campagne viennent en passant. » — La personne qui parlait ainsi était pourtant l’une des maîtresses de maison les plus accomplies que j’aie rencontrées en Amérique, tirant fort bon parti, ainsi que c’est l’usage, à mesure que l’on descend vers le Sud, du service des gens de couleur.

Si libéral que le Nord se pique d’être, il a horreur du contact familier des nègres. Leur service passager paraît acceptable sur les chemins de fer et les bateaux, dans certains hôtels, etc., d’autant plus qu’il est d’ordinaire très attentif, très empressé ; mais la tolérance s’arrête là. Ce n’est guère qu’à Baltimore que ce sentiment disparaît une bonne fois. À Baltimore, à Washington, on ne va pas encore jusqu’à prier dans la même église que la race de Cham, mais on se sert d’elle à la cuisine, à l’écurie, dans la maison, et il me semble qu’on s’en trouve bien. Le nègre est modelé par l’exemple que lui donne son entourage. Abandonné à lui-même, il peut être une brute des plus désagréables ; placé chez des gens vulgaires, il devient familier et insolent autant qu’eux ; mais avec de bons maîtres il sera souvent le plus parfait des serviteurs. Je n’ai jamais mangé de cuisine supérieure à celle d’une bonne cuisinière noire dans le Sud. Elle n’a pas besoin, pour développer ce genre de génie, des classes spéciales où les jeunes filles du Nord étudient par condescendance une branche inférieure de la chimie en s’aidant de tous les engins perfectionnés qui suppriment la peine. La négresse prouve que l’intuition est supérieure aux méthodes quand il s’agit d’assaisonnement ; elle peut devenir un cordon bleu émérite entre les mains d’une de ces maîtresses de maison comme la Nouvelle-Orléans en possède qui, rivalisant avec nos plus fameux gastronomes, font fi des conserves en boîtes, des crackers et autres biscuits éducationnels, des produits alimentaires plus ou moins frelatés d’aventure que préconise la réclame américaine. Nulle part au monde on ne mange mieux qu’en Louisiane : le Sud n’a pas subi sous ce rapport les