Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 126.djvu/612

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

gardien de la route de Paris, et tenté de l’attirer sur eux, hors de son poste stratégique. Le théâtre du conflit changeait maintenant ; l’œuvre des journées prochaines incombait aux forces situées de l’autre côté de la forêt. Là, les 15e et 16e corps n’avaient que peu de chemin à faire pour se réunir, tandis que le 17e en vedette à l’extrême gauche, devait serrer sur l’aile droite par un mouvement étendu. Mais d’abord, il demeurait fixé dans cette position excentrique par l’urgence de couvrir Tours, nœud vital de la défense ; le grand-duc de Mecklembourg garnissait en effet les lignes du Loir, et poussait sa marche-reconnaissance vers le Mans, à la recherche de nos rassemblemens. Cependant, le 30 novembre, on apprenait à Tours que le grand-duc était en contremarche et qu’il revenait vers Frédéric-Charles; on adressait sans retard au général de Sonis l’ordre de s’avancer lui-même vers l’est, jusqu’à Coulmiers. C’est pourquoi, gagnant ce terrain de victoire tout modelé de tertres et planté de croix, il avait bivouaqué là sa réserve, heureux de voir ces jeunes soldats, après de dures étapes, se reposer, faire leur soupe, dormir sur la paille des meules autour du village. Et tout à l’heure, le clairon rappelant aux armes, la lente colonne s’était reformée, remise en chemin.

Autour d’eux, s’étendait de nouveau la Beauce, rase et sombre, déployée à perte de vue dans sa funèbre nudité : pas une culture, pas une plante, pas une végétation buvant aux sources profondes de la terre et révélant sa vie latente, n’interrompait sa mort superficielle. Quelque givre séjournait au fond des sillons; impuissant à couvrir le sol, il le striait de blanc et l’ensevelissait sous un demi-suaire dont la trame bigarrée, tombée du ciel comme tout d’une pièce, se déchirait aux arêtes des maisons et les laissait passer au travers. L’horizon, gris sur gris, décevant et proche, tel qu’un horizon marin, coupait de son cercle onduleux toutes les directions et cernait le regard par de grandes vagues glacées et fixées. Sur ce confin flottant, des meules penchantes, mamelles de cette contrée nourricière, des clochers aigus, de sombres toits, de blanches murailles qui clôturaient des fermes, s’étalaient en teinte plate sous une lumière fausse qui découpait les contours, mais ne modelait pas les formes : ces apparences angulaires, expressives de volonté humaine, blessaient presque les yeux du voyageur, induits par le paysage même à de lents mouvemens et de paresseuses visions. On marchait une lieue, deux lieues, et rien n’avait changé : toujours ces surfaces sans perspective, ces villages quelconques dont aucun ne pouvait être un terme, et, sous ce ciel compact, toute cette plaine informe où le chemin n’acheminait pas.