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postées à gauche et à droite de Nonneville couvraient d’obus le parc du château, désorganisaient la résistance, expulsaient les défenseurs. Sonis, parcourant sa ligne de feu, se mêlant à ses canonniers, les activait dans leur service. Bientôt ses projectiles de 8 entamèrent l’artillerie ennemie; une haute gerbe de flammes marqua au loin l’éclatement d’un caisson ; en même temps, les balles des mitrailleuses creusaient des vides dans cette cavalerie, qui menaçait toujours, massive et mobile, étincelante et sombre. Comme pour affirmer ce succès, l’amiral Jauréguiberry voulut qu’une batterie s’avançât jusqu’à l’extrémité nord du parc; d’après ce désir, Sonis changea d’emplacement toute l’artillerie qu’il avait à la position du moulin. Enflammé lui-même par ce premier progrès, il regardait déjà ce village de Loigny où de la troupe française était traquée; il scrutait impatiemment ce noir champ de bataille fumant, confus, mystérieux, aux deux bords duquel les armées énervées se regardaient comme incapables de secouer leur inertie et de s’exciter l’une l’autre par quelque nouveau défi. À ce moment, le capitaine d’état-major de Luxer vint annoncer qu’une compagnie du 51e de marche dirigée par lui-même s’était installée dans un petit bois, sur la ligne qui va du château de Villepion à Loigny.

— Bien... répondit le général. Mais je ne sais ce que fait ma 3e division... J’ai besoin d’elle ici tout de suite : je vais attaquer Loigny. Allez en avertir le général Deflandre.

Le capitaine s’éloigna dans la direction d’Heurtebise. On entendait encore le bruit alterné de son galop quand un sous-officier d’artillerie arriva au pas de course : « Son commandant l’envoyait... le centre se repliait... il était presque sur les pièces, on ne pouvait plus tirer... »

— Quel centre? demanda Sonis; et, se précipitant du côté de Villours, il courut chercher la réponse à sa propre question. Son cheval tanguait au passage des sillons ; des isolés couchés à terre, morts ou vivans, des objets d’équipement abandonnés, une charrue arrêtée au milieu d’un champ, le déviaient du droit chemin ; à la fin, il obliqua vers quelque chose de nombreux et de changeant qui était une troupe en mouvement. Son désir faussant sa vision, il crut un instant reconnaître que ces bataillons marchaient à l’ennemi ; mais les silhouettes grandirent, les faces des fuyards parurent tournées vers lui avec des expressions de misère et d’épouvante.

— Halte ! cria-t-il en faisant du bras un grand geste d’alarme et de menace. Halte ! vous perdez l’armée !

Son officier d’ordonnance, prêt à tuer quelqu’un de ces affolés pour suspendre la fuite des autres, braquait sur eux son revolver :