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avaient besoin de tuer ; et plus d’une baïonnette, redoublant son coup, rentra sanglante dans un corps déjà percé.

— Arrêtez ! criait le Père : ils ne se défendent plus ! Faites-les prisonniers !

Et se jetant à droite vers des Allemands qui résistaient :

Werfet die Waffen ! criait-il, Werfet das Gewehr[1] !

De ce côté, des fuyards bavarois dépassèrent la route à toutes jambes ; mais, à peine avaient-ils disparu, que de terribles feux de salves jaillirent sur leurs brisées : c’était une compagnie du 14e bataillon de chasseurs prussiens, embusquée dans les fossés, qui, voyant son champ de tir enfin dégagé, l’arrosait tout à coup d’une grêle de plomb. Une balle qui déchira la manche du religieux lui dévia le bras si brutalement qu’il se crut blessé et prit son crucifix dans l’autre main. Mais une voix près de lui dit : « Adieu ! » et nomma une femme : c’était le commandant de Troussures qui tombait. Une vie double allait finir avec lui, car n’est-ce pas la loi souscrite par tous les nobles cœurs que ceux que nous aimons meurent vraiment avec nous, et que ceux que nous laissons sur la terre, dépossédés par nous de leur être, flottent vides au hasard des jours, pauvres âmes épaves marquées encore à notre nom ?… Le Père, souillant sa robe à cette tempe sanglante, le souleva de terre pour le bénir ; les traits du soldat se détendaient, s’immobilisaient ; il souriait dans l’amour et dans la mort. C’était lui-même qui, dès les premiers pas de l’assaut, avait dit à Sonis : « Que vous êtes bon, mon général, de nous mener à une pareille fête !… » Or la fête devait pour lui s’achever de telle sorte qu’il agonisât jusqu’à la nuit, et qu’un maraudeur prussien vînt vers dix heures l’assommer à coups de crosse.

Les généraux allemands étaient maintenant renseignés. Assez de preuves avaient corrigé à leurs yeux cette première réfraction qui grossit toujours un danger brusquement apparu ; ils pesaient ce danger et l’égalaient à une poignée d’hommes. Pour en finir promptement, von Treskow fit sortir deux bataillons du 75e régiment, qui se formèrent en un grand arc de cercle devant l’extrémité sud-est du village ; une compagnie de chasseurs borda la lisière ouest ; une autre compagnie, puis deux bataillons partis de Fougeu, se jetèrent d’écharpe dans la bagarre. Derrière ces fortes barrières humaines, la tourmente se continuait dans Loigny ; face à elles, la troupe héroïque précipitait son dernier progrès.

Rassemblés sur le bord du bois, et voyant devant eux l’impossible,

  1. Jetez vos armes ! Jetez vos fusils !