roulait donc vers un nouveau terme ; tout à coup elle parla :
— Mon père, Billette est mort...
— En êtes-vous bien sûrs? reprit le religieux en s’essuyant le front.
— Oui, mon Père: il est tout froid...
On déposa le cadavre, on reprit la marche ; mais la même voix pleurarde recommença :
— Mon père, nous allons tous mourir...
— Non, mon enfant, courage! j’aperçois déjà Patay !
Et le concert des plaintes éclata :
— J’ai froid... Arrêtez !... Hélas !... Mon pied !... Que je souffre !... Je gèle !... Aïe ! l’épaule !... Assez !... Tuez-nous!...
Alors, le religieux, forçant sa voix pour couvrir leurs gémissemens, improvisa sur le sujet de leurs maux. Il compara le sang qu’ils répandaient au sang du Sacré-Cœur, versé jadis sur le Golgotha : ni l’un ni l’autre ne devaient être perdus pour les hommes, car Dieu sait où tombent nos peines ; suivant son plan providentiel, elles rachètent les erreurs du présent, elles valent pour l’avenir et fructifient au delà de nous. Le prêtre les caressait ainsi de ces paroles illusoires, douces à l’homme aussi longtemps qu’il n’aura pas éteint la Douleur et qu’il ira dans une vallée de larmes, courbé sous le fardeau constant de la souffrance imméritée. Puis, exténué lui-même, la gorge sèche, il les réfugia dans leurs dévotions habituelles; il commença le Pater, qu’ils achevèrent et recommencèrent. Ils s’apaisaient à mesure, comme font les enfans dont le ton baisse et dont les yeux s’éteignent quand ils s’endorment en priant.
A Rouvray-Sainte-Croix, un bivouac était formé. Une voiture de cantinière stationnait, dételée sur le bord de la route ; le domestique, tout auprès, tenait en main le cheval harnaché. Le Père se jeta parmi ceux qui assiégeaient les provisions; se penchant pour recevoir dans son chapeau les coups de coude, il criait par-dessus les têtes :
— Ma bonne dame, je vous demande de faire passer les blessés avant les bien portans, et ceux qui se sont battus avant ceux qui se sont enfuis...
On l’insultait, mais la marchande cessa de débiter son fromage, tandis qu’accroché des deux mains à la ridelle, il exposait sa requête :
— François ! cria-t-elle à la fin, tu vas prêter le cheval à monsieur le curé...
— Merci mille fois, reprit le Père en tirant sa bourse.