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— Pour ça, non, protesta-t-elle d’une voix dure. C’est censément un service que je vous rends...

Et elle acheva, déjà radoucie :

— J’ai mon garçon qui est avec Bourbaki...

L’équipage une fois prêt, le Père voulut prendre de l’avance pour assurer les voies dans Patay. Mais, rendu à lui-même, il devint soudainement incapable de vaincre la fatigue qu’il avait pu surmonter jusqu’alors. Quelque image qu’il dressât dans son esprit pour s’attirer vers elle, de quelque subit effort qu’il fouettât ses membres énervés, ses pieds traînaient toujours derrière lui le même boulet de lassitude; pris entre les lumières de la ville qu’il ne pouvait atteindre et les grelots de l’attelage qui le poursuivaient de leur tintement, il demeurait séparé des uns et des autres par des distances mystérieuses. Puis ce furent à l’avant des cris, des pas; les masses verticales de deux moulins à vent se dessinèrent sur le fond pâle que composait la lueur diluée des feux de bivouac; et tout à coup, en même temps que deux silhouettes inégales s’approchaient :

Padre mio, che cosa fare? demanda dans l’obscurité une voix connue.

— Ah! te voilà, mon petit! te voilà donc! répondit le Père avec transport; et il serra dans ses bras l’enfant qui s’étonnait.

L’autre ombre avait suivi, d’une allure humble et moutonnière. Un casque, un buste carré, de hautes jambes : c’était un homme sans armes, les mains liées derrière le dos.

— Tu as donc fait un prisonnier... reprit avec satisfaction le religieux; et tous trois, le Bavarois entre les pontificaux, s’engagèrent dans la première rue du Bourg. Colossandri multipliait ses questions : — Où se trouvait le régiment? — Avait-on perdu la bataille aussi de ce côté-là (à l’est)? — Et Tulane? — Et le général ?

Le Père ne put que rapporter ce qu’un des blessés annonçait tout à l’heure : le général était mort; il fallait prier pour son âme. Et le soldat soupira, car, dans son cœur simple et pieux, ce petit clairon aimait ce grand général.

Ils choisirent une grange pour le logement des blessés. Là, Colossandri délia son Allemand ; il l’employa à nettoyer l’aire, tout en le bousculant et le terrifiant. Il disait l’armée prussienne détruite, hachée partout comme chair à pâté : les Français, souverains maîtres, feraient manger leurs prisonniers par les turcos. Inquiet de ces menaces que les gestes animés de l’Italien lui rendaient compréhensibles, l’autre s’arrêta de ranger une charrue contre le mur du fond; il tira de sa poche deux photographies et