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ne pouvait se charger de la plupart des œuvres de cette littérature universelle. Le conte, invention plus légère, facile à la mémoire, le conte édifiant, l’aventure plaisante, l’anecdote ou la moralité historique, était, lui aussi, un fonds très riche d’émotions ou de divertissement. Il devint donc le patrimoine de toute la chrétienté au même titre que la doctrine des universaux, les chevauchées de Charlemagne, les miracles de Merlin, les bons tours sacrilèges de Renart.

Les voyages des pèlerins, des marchands et des croisés portèrent cette littérature des récits sur tous les points du monde. Il y eut alors une migration continue de rois, de seigneurs, de grands criminels, de moines, de corsaires et de pieux vagabonds, allant et venant par les mers, les vallées, les cols des montagnes. Du fond de l’Espagne, de l’Irlande, du Danemark, les hommes, anxieux de leur salut, marchaient sans trêve vers Rome ou Jérusalem. Longtemps avant les ordres mendians, les intérêts monastiques mettaient en rapport perpétuel les unes avec les autres les maisons de la famille bénédictine. A partir de saint François et de saint Dominique, ce fut un fourmillement d’église militante sur tous les sentiers frayés de l’Europe et de l’Orient. Les entreprises féodales maintenaient entre l’Occident latin, Constantinople et l’Asie une relation permanente d’idées. Les flottes marchandes de Venise, de Pise, de Gênes, d’Amalfi, rattachaient l’Italie à tous les ports de l’Espagne, du Levant et de la mer Noire, à toutes les îles de l’Archipel. Les caravanes de Florence, de Venise, de Bruges, rapportaient de Perse, de l’Inde et de la Chine, dans leurs ballots, avec l’ivoire, la poudre d’or et la soie, la vision de civilisations éblouissantes et de religions plus étranges encore pour la chrétienté que l’islamisme.

Il fallait bien, pour charmer les ennuis de ces longs voyages, les veillées d’hiver aux réfectoires des couvens, les nuits d’été passées sur le pont des navires, en pleine mer immobile, les haltes dans les caravansérails de l’Orient, il fallait qu’un beau parleur contât à ses compagnons les curiosités recueillies tout du long de la route. Les clercs rappelaient alors les histoires qui couraient de cloître en cloître, l’odyssée monacale de saint Bran dan, la découverte du Paradis terrestre par les cénobites d’Irlande, la porte du Purgatoire entr’ouverte par saint Patrice, l’Enfer entrevu par des morts qui ressuscitaient au bout de trois jours et donnaient à leurs frères des nouvelles sûres de l’autre monde. Les chevaliers disaient la chronique de la croisade, la sagesse courtoise des princes musulmans, les souvenirs d’amour de la Palestine, du Bosphore ou de la Provence. Les marchands vantaient les miracles accomplis par les pierres précieuses entassées