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rompre très franchement avec la conscience religieuse du moyen âge et déconcertent le lecteur à qui ne sont point familières les audaces de l’Italie gibeline. Plus de vie dans la forme, plus de liberté dans l’esprit, n’est-ce pas déjà le pressentiment de la Renaissance?


III

Le préambule du Novellino est d’une saveur tout ecclésias- ticfue. Il s’autorise d’une parole de Jésus-Christ, « au temps où il conversait humainement avec nous », pour se recommander au lecteur. Il est permis, dit-il, sans déplaire à Dieu, de se divertir honnêtement, avec grande courtoisie. « Voici donc des fleurs de belles réponses, de belles vaillantises, de beaux dons et de belles amours du temps passé. Les cœurs nobles et les intelligences subtiles pourront les rendre plus tard, pour leur plaisir et profit, à ceux qui ne savent point et désirent savoir. Et si ces fleurs sont mêlées d’autres paroles moins belles, qu’elles ne vous déplaisent point pour cela, car le noir fait mieux ressortir l’or, et pour un fruit délicat plaît tout un jardin, et pour quelques belles fleurs tout un parterre. »

Au premier coup d’œil, le parterre semble un peu confus. La Grèce, Rome, la Provence, l’Asie, la Bible, l’islamisme, l’Empire, la croisade, les légendes chrétiennes, la Table-Ronde, les bêtes qui parlent, se pressent en un joli désordre, comme les fleurs d’une prairie. Nous sommes loin encore des plates-bandes élégamment alignées de Boccace. C’est le devoir de la critique de classer méthodiquement en un herbier ce jardin florentin si touffu.

Malgré le patronage de Jésus-Christ inscrit à la première page du livre, il faut d’abord avouer que les vertus recommandées ici sont toujours d’un ordre moyen. Le conteur ne prêche point pour des ascètes ou des paladins. Si les bourgeois figurent rarement dans ces récits, la moralité n’en est pas moins bien bourgeoise. Par là, le Novellino est guelfe et répond aux qualités de finesse, d’égoïsme et de bon sens de ce grand parti des banquiers, des notaires et des tisseurs de la laine qui s’accommodait de tous les régimes politiques, pourvu que l’émeute du popolino ne fermât point les comptoirs et ne mît point le feu aux magasins des arts majeurs. Corriger la méchante fortune, se relever lestement si l’on est à terre, mettre de son côté les bonnes chances, tirer toujours son épingle du jeu, si mauvais que soit le jeu, passer à son voisin quelque mésaventure à la façon d’une lettre de change ou lui faire apercevoir des étoiles en plein midi, voilà la vraie, la grande sagesse, la gran sapienza. Regardez, je vous prie, ces