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Je ne parle point de la réaction sentimentale et mystique où se sont engagés une partie des jeunes gens, en haine du positivisme de leurs aînés. Car je me méfie. Ils disent que la science « a fait banqueroute », comme s’ils pouvaient le savoir, comme si l’œuvre de la science n’était pas une œuvre de beaucoup de siècles encore. Et puis, c’est trop facile et un peu ridicule de se dire dégoûté et excédé de la science, alors qu’on a pris la peine d’apprendre si peu de chose et que même on n’est sérieusement initié à aucune science particulière. La pitié générale est trop facile aussi.

En somme, on voit dans quelle mesure ces étrangers nous ont rendu service. Nous avons accueilli leur idéalisme par dégoût ou lassitude du naturalisme; et il est vrai qu’ils nous ont induits à mettre plus d’exactitude et de sincérité dans l’expression d’idées et de sentimens qui nous furent jadis familiers, à préciser notre romantisme en même temps que notre réalisme s’attendrissait. Mais, si nous avons embrassé, une fois de plus, avec cette facilité et cette ardeur les exemples étrangers, cela n’est-il point un signe que c’est nous, en réalité, qui avons, sinon les mœurs, du moins l’âme cosmopolite? L’Anglais parcourt le monde et, reste partout Anglais. Nous ne quittons pas le coin de notre feu, mais, de ce coin, nous nous plions sans peine à toutes les façons de sentir des diverses races, et des plus lointaines.

Oui, ce sont nos écrivains que j’appelle les vrais cosmopolites. Ils le sont : car une littérature cosmopolite, c’est-à-dire européenne, doit être, par définition, commune et intelligible à tous les peuples d’Europe, et elle ne peut devenir telle que par l’ordre, la proportion et la clarté, qui passent justement, depuis des siècles, pour être nos qualités nationales. Ils le sont encore par cette large sympathie humaine que nous croyons aujourd’hui découvrir chez les étrangers et qui, pourtant, a toujours été une de nos marques les plus éminentes. Nous aimons aimer; nous sommes peut-être le seul peuple qui soit porté à préférer les autres à soi. Mais cet enthousiasme même, avec lequel nous avons chéri et célébré l’humanité miséricordieuse du roman russe et du drame norvégien, ne montre-t-il pas que nous la portions en nous et que nous l’avons seulement reconnue?

Toutefois, en la reconnaissant, il faudra songer à la refaire et à la garder nôtre. On peut craindre que la caractéristique de nos esprits ne finisse par s’atténuer; qu’à force d’être européen, notre génie ne devienne enfin moins français. Faut-il voir là une conséquence indirecte des nouveaux programmes de l’enseignement secondaire, de l’affaiblissement des études classiques? Les