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de 20 à 25 personnes, il y avait ainsi, au XVIIIe siècle, trois ou quatre fois plus de laquais qu’il ne s’y en trouve, dans les maisons riches, aujourd’hui.

L’autre grand luxe des temps primitifs, ce sont les énormes festins, dont la quantité, beaucoup plus que la qualité, est le trait caractéristique. Les mots y sont, en général, vulgaires, de même les boissons ; mais les uns et les autres se représentent constamment sous toutes les formes, et remplissent la journée ou la nuit. Les repas à la Gargantua, les noces de Gamache, où des amoncellemens de victuailles disparaissent dans les estomacs infatigables de convives grossiers qui, parfois, comme chez les Arabes, doivent manifester leur contentement par une éructation fréquente, appartiennent à cette période de luxe. Un économiste allemand, d’une rare et sûre érudition, Roscher, fait le récit d’une de ces fêtes pantagruéliques qu’offre l’histoire : lors du mariage de Guillaume d’Orange en 1561, le fiancé hébergea une quantité d’hôtes, dont on ne nous donne pas le nombre, mais qui avaient avec eux 5 647 chevaux. On y consomma 4 000 boisseaux de froment, 8 000 de seigle, 13 000 d’avoine, 3 600 muids (Eimer) de vin, 1 600 barils de bière. Une ordonnance de 1610, relative au mariage à Munden (Mundensche Hochzeitsordnung), dispose qu’un grand mariage ne doit pas comprendre plus de 24 tables, ni un moyen plus de 14 tables de dix personnes chacune[1].

Tout le luxe que nous venons de décrire appartient à la grande période aristocratique. Suivant la très fine remarque d’Adam Smith, quand, au lieu de nourrir un grand nombre de serviteurs et de subvenir à une infinité de cliens, on fait des commandes aux ouvriers du dehors, la période aristocratique commence ; c’est ce qui caractérise le luxe moderne. Pour la dignité humaine, l’emploi productif de la vie et le progrès des arts, ce nouveau luxe vaut mieux.

Dans ces temps aristocratiques, il était moins facile de se ruiner, et les fortunes avaient plus de stabilité. Pour qu’un particulier se ruine, il faut que son capital fixe soit transformé en capital circulant ; les occasions de cette transformation étaient moindres autrefois.

Le luxe des temps primitifs était plutôt occasionnel que permanent ; il ne pénètre pas, comme plus tard, tout le tissu de la vie. L’équivalent pour le peuple des grands repas et des fêtes pantagruéliques des grands, c’étaient les kermesses, le carnaval. La sobriété si vantée et parfois forcée de ces âges incultes était interrompue par des débauches périodiques.

  1. Roscher, Grundlagen der Nationalökonomie, p. 573.