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personne aisée a un nombre notable de domestiques, dont chacun est chargé d’une tâche précise, très limitée, insuffisante pour occuper sa journée. On retrouve ces habitudes chez les Arabes. Elles régnaient encore, quoique atténuées, en Europe au moyen âge et au commencement des temps modernes. Encore sous Jacques Ier un ambassadeur avait une suite de 500 personnes dont 300 nobles. « Tout marquis veut avoir des pages. » Les maisons des grands sont des palais, non seulement par le caractère architectural et la décoration, mais par le nombre d’appartemens ou de chambres pour « les domestiques » de tout ordre. On sait que, dans la langue et la littérature du XVIIe siècle encore, le mot « domestique » est pris dans un sens étendu qui signifie client et dépendant. Au siècle dernier le duc d’Albe, dans son palais de Madrid, avait 400 chambres de « domestiques » ; les neveux de ses serviteurs et leurs familles demeuraient souvent dans le palais et étaient pensionnés. On trouve dans Gil Blas des descriptions qui relatent cet état de choses. On voit encore aujourd’hui à Madrid, non loin du palais des Cortès, le palais du duc de Medina-Cudi, immense et banal caravansérail, fait pour loger toute une population de serviteurs ou de dépendans. Avant l’incendie de 1812 ; à Moscou certains palais contenaient jusqu’à 1 000 chambres de domestiques ; on regardait comme pauvres les nobles qui n’entretenaient que 20 ou 30 de ces derniers. Les romans de Tolstoï font revivre en partie ces anciennes mœurs. Le train énorme des seigneurs polonais était proverbial. De même aux Antilles, autrefois, sous l’esclavage. A la Jamaïque les personnes ne possédant que 7 nègres étaient exemptées de la taxe sur les esclaves. On ne savait pas alors recourir à des services communs : chaque grand seigneur avait son médecin, son barbier, son aumônier, ses musiciens, ses gens de lettres, qu’il traînait avec lui.

Ce luxe primitif, quoiqu’il jouisse des sympathies et des regrets de beaucoup de gens, est absurde : il n’amène aucun raffinement dans la vie, il est fastidieux, il ne flatte que l’amour-propre, il soustrait à la production, prive de l’indépendance journalière et jette dans la fainéantise et les vices énormément de gens. Il y avait, sans doute, relativement à la population, plus de domestiques inutiles, au dernier siècle ou dans l’avant-dernier siècle, en Angleterre qu’aujourd’hui ; à coup sûr, chaque homme riche en avait un bien plus grand nombre. Faut-il rappeler que, pendant le XVIIIe siècle, en France, chaque homme du monde, même peu aisé, avait un laquais : il devait l’amener avec lui, quand il allait dîner en ville, et c’était son laquais qui le servait, refusant de rien passer à un autre maître que le sien. Ce fait est attesté par une foule de correspondances du temps. Autour d’une table