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Cet âge est venu pour le christianisme, et il ne faut pas que de pareils travaux aient la forme polémique, il faut que leur forme soit critique, dogmatique. Tout ce qui est polémique s’inspire des intérêts du moment. Tout livre scientifique sur le christianisme est à faire : tous ceux qui ont paru jusqu’à présent l’ont traité, tantôt comme un objet de foi qui doit être inviolable, tantôt comme un objet de réprobation.

Il y a une chose bien remarquable et qui prouve en faveur du christianisme, c’est qu’après tant de siècles d’une guerre acharnée, il ne s’élève pas de nouveau culte. Quand le polythéisme ne trouva plus la foi au cœur des hommes, le christianisme était là pour le remplacer. Aujourd’hui, à la place de ce culte qu’on veut renverser, aucun culte nouveau ne se présente.

Car je ne parle pas du saint-simonisme : ceux qui commencent une religion par le panthéisme, tombeau de toute religion, n’ont ni science ni philosophie. Partout où le panthéisme porte la main, il glace le sentiment moral. On a dit que la vie tend à réconcilier l’âme avec le corps, l’esprit avec la matière, et cette réconciliation, cette paix entre l’esprit et la matière est l’œuvre que le panthéisme prétend accomplir. Je ne pense pas que l’homme puisse jamais faire un traité de paix perpétuelle avec le corps. Le corps est toujours l’ennemi de la liberté humaine. C’est le moyen le plus ingénieux que la nature sensuelle emploie pour nous tromper, que de se dire en paix avec l’âme. Il ne faut pas qu’elle existe, cette paix; il faut que l’âme lutte jusqu’à ce que le corps soit son esclave. On saoule le monstre et on se dit : Paix avec le corps! Non, il faut que ce dernier soit vaincu, non rassasié.


Cette admirable page nous montre à quel point Michelet était libre d’esprit vis-à-vis de la dogmatique chrétienne et pourtant attaché au christianisme. Sans être catholique au sens rigoureux du mot, il voyait dans le christianisme le fait essentiel de l’histoire, et la religion éternelle « sauf les interprétations que la science peut donner. » Aussi pouvait-il en toute sincérité, lorsqu’il écrivit le 28 octobre 1826 à Mgr Frayssinous pour lui demander la chaire de philosophie et d’histoire à l’Ecole préparatoire[1], parler en ces termes de ses titres et de ses principes : « J’ai déjà publié deux opuscules historiques (les Tableaux chronologiques et synchroniques de l’histoire moderne); je fais imprimer en ce moment la traduction d’un ouvrage de Vico, où l’étude de l’histoire est éclairée par une philosophie conforme à la religion. Les principes exprimés dans ces divers ouvrages répondent assez de ceux du soussigné. Il peut d’ailleurs invoquer le témoignage de plusieurs membres du Conseil royal, tant ecclésiastiques que laïques. » Une autre lettre, du même jour, adressée à un haut fonctionnaire — très probablement M. Letronne, inspecteur général de l’Université et président de la commission d’instruction

  1. Dès le 4 septembre il avait écrit à Mgr Frayssinous pour demander une chaire à l’École préparatoire, quelle qu’elle fût : philosophie, histoire ou langues anciennes. Il disait avoir fait des vers grecs. Cette première lettre fut classée, sans réponse.