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venus, l’avaient reprise à leur compte, exprimée suivant leur tempérament, étayée de leurs théories particulières.

Mérimée est le premier en date de ces disciples de Stendhal. Il s’est mis de bonne heure à son école. Il a subi son influence d’autant plus profondément qu’elle allait dans le sens de sa propre sensibilité. Il a l’âme naturellement sèche ; il est d’humeur méfiante : il ne croit pas à la vertu; il est en garde contre les autres et contre lui-même. Il s’est composé une attitude hautaine et méprisante. Il a la raillerie âpre et l’ironie amère. Afin de montrer aux hommes qu’il n’est point leur dupe, le plus sûr moyen qu’il ait trouvé c’est de les mystifier. Il s’y est appliqué dans toute son œuvre avec continuité et tranquillité. Les pays qui lui ont semblé dignes de son pinceau, c’est l’Espagne du Théâtre de Clara Gazul, l’Illyrie de la Guzla, la Corse de Colomba. Les bohémiennes, les tziganes, les brigands ont toutes ses sympathies. Choisir les types les plus sommaires, composer avec les passions les plus sauvages, haines féroces, amours sanglantes, un tableau de l’âme humaine, disposer les choses de telle façon que dans ces images de brutalité les hommes d’aujourd’hui puissent encore se reconnaître, quel triomphe d’un esprit méchant !

Pour d’autres motifs, par conviction raisonnée et logique de philosophe, Taine s’est fait l’apologiste des époques de vie fougueuse où l’homme, pareil à un animal, cède à la poussée de l’instinct. Au temps de la Renaissance italienne il n’y a ni gouvernement, ni police, pas de lois et pas de mœurs, ni régularité, ni sécurité. Les princes sont de petits tyrans qui ont usurpé le pouvoir par des assassinats et des empoisonnemens. Les familles sont en guerre. Les individus sont en lutte. Partout le danger. Chaque homme livré à lui-même attaque autrui ou se défend, et va jusqu’au bout de son ambition ou de sa vengeance. Dans cette atmosphère la vie est orageuse et la volonté tendue. Les âmes sont plus fortes et ont tout leur jeu. Elles sont remplies de passions simples et grandes. Grâce à cet état des mœurs et dans ce milieu social a pu éclore, se développer, et s’épanouir la plus belle floraison d’art dont l’Europe moderne ait le souvenir. — Même exubérance, même tapage des passions dans l’Angleterre du XVIe siècle. L’homme, qui depuis trois siècles devient un animal domestique, est à ce moment encore un animal presque sauvage. Le théâtre d’alors rend fidèlement l’image de la vie réelle. Les tableaux qu’il reproduit ne représentent que l’énergie farouche, l’agonie et la mort. Auteurs et public se rencontrent dans cette conception de la vie. De ce dévergondage et de ces violences est sortie la plus belle poussée de génie dramatique : quarante poètes, parmi eux dix hommes supérieurs et le plus grand de tous les artistes qui avec des mots ont interprété des âmes; plusieurs centaines de pièces et près de cinquante chefs-d’œuvre; le drame promené à travers toutes les provinces de l’histoire, de l’imagination et de la