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fantaisie. « Ainsi naquit ce théâtre, théâtre unique dans l’histoire, comme le moment admirable et passager d’où il est sorti ; œuvre et portrait de ce jeune monde, aussi naturel, aussi effréné et aussi tragique que lui[1]. »

Ce qui explique le penchant de Taine pour ces époques et pour ces œuvres, c’est qu’il y trouve la vérification et l’illustration de ses propres théories. L’homme pour lui est toujours l’animal carnassier et lubrique. « Nous ne savons plus aujourd’hui ce que c’est que la nature ; nous gardons encore à son endroit les préjugés bienveillans du XVIIIe siècle ; nous ne la voyons qu’humanisée par deux siècles de culture, et nous prenons son calme acquis pour une modération innée. Le fond de l’homme naturel, ce sont des impulsions irrésistibles, colères, appétits, convoitises toutes aveugles[2]. » Il sait gré aux époques qui lui montrent l’homme tel qu’il l’imagine, dans sa plénitude et dans son intégrité. Sa psychologie est aussi bien à rebours de notre psychologie classique. Il est choqué de voir que nos auteurs aient introduit dans l’âme un ordre tout artificiel et une harmonie qui n’est qu’une conception abstraite de logiciens. « A proprement parler, l’homme est fou, comme le corps est malade, par nature: la raison, comme la santé, n’est en nous qu’une réussite momentanée et un bel accident... L’homme n’est que la série de ces impulsions précipitées et de ces imaginations fourmillantes : la civilisation les a mutilées, atténuées, elle ne les a pas détruites ; secousses, heurts, emportemens, parfois de loin en loin une sorte de demi-équilibre passager, voilà sa vraie vie, vie d’insensé qui par intervalles simule la raison, mais qui véritablement est « de la même substance que ses songes. » Et voilà l’homme tel que Shakespeare l’a conçu[3]. » De là vient que Taine préfère Shakespeare à Racine, l’Angleterre à la France, et l’Angleterre sensuelle du XVIe siècle à l’Angleterre puritaine d’aujourd’hui. Cette prédilection pour les génies violens et pour l’activité désordonnée se retrouve dans la plus grande partie de son œuvre, non pourtant dans son œuvre tout entière; il n’a pu rester jusqu’au bout fidèle à sa théorie : nous verrons plus loin sous quelles influences et dans quelle mesure il l’a corrigée.

Pour ce qui est de M. Barrès, on se rend compte aisément que l’ensemble de ses idées et la tournure habituelle de sa sensibilité devaient faire de lui un partisan de l’énergie. Il est le théoricien de l’individuaUsme. Le spectacle d’une personnalité forte, poussée à l’extrême et s’enlevant en plein relief, est pour le réjouir. Il a le goût de la volupté; ce qu’on trouve au fond de ses livres sous l’affectation de sécheresse, et qui en fait bien des livres d’aujourd’hui, c’est une sorte de sensualité

  1. Taine, Littérature anglaise, II, 27.
  2. Ibid., II, 39.
  3. Ibid., II, 159.