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au bien commun. Aussi n’est-il point interdit aux peuples[1]… de se donner telle forme politique qui s’adaptera mieux ou à leur génie propre, ou à leurs traditions et à leurs coutumes.


Ces paroles sont assez claires ! Mais les idées mûrissent lentement dans l’esprit de Léon XIII, et c’est justement ce qui donne à tout ce qu’il dit tant de poids et d’autorité. Il a donc voulu revenir, à plusieurs fois, sur cette grande question, et on lit, dans la Lettre aux cardinaux français, du 3 mai 1892 :


Nous l’avons expliqué, et nous tenons à le redire, pour que personne ne se méprenne sur notre enseignement. Un de ces moyens (d’atteindre et de réaliser l’union) est d’accepter sans arrière-pensée, avec cette loyauté qui convient au chrétien, le pouvoir civil, dans la forme où, de fait il existe. Ainsi fut accepté en France le premier Empire au lendemain d’une effroyable et sanglante anarchie : ainsi furent acceptés les autres pouvoirs, soit monarchiques, soit républicains, qui se succédèrent jusqu’à nos jours.

… Lors donc que dans une société il existe un pouvoir constitué et mis à l’œuvre, l’intérêt commun se trouve lié à ce pouvoir, et l’on doit, pour cette raison, l’accepter tel qu’il est. C’est pour ce motif et dans ce sens que Nous avons dit aux catholiques français : Acceptez la République, c’est-à-dire le pouvoir constitué et existant parmi vous ; respectez-le ; soyez-lui soumis comme représentant le pouvoir venu de Dieu.


Son langage n’a pas été moins net, ni moins conciliant, sur la question ouvrière. Dans l’Encyclique du 29 juin 1881, après avoir défini l’inquiétude qui travaille les sociétés modernes, il poursuivait en ces termes hardis :


Ce qu’il y a de plus grave, c’est que, au milieu de tant de périls, les chefs des États ne semblent disposer d’aucun remède propre à rétablir la paix dans les esprits et l’ordre dans la société. On les voit s’armer de la puissance des lois et sévir avec vigueur contre les perturbateurs du repos public. Mais, s’il n’y a rien de plus juste, ils feraient bien de considérer qu’un système de pénalités, quelle qu’en soit la force, ne suffira jamais à sauver les nations : vim nullam pœnarum futuram tantam quæ conservare respublicas sola possit. « La crainte, comme l’enseigne excellemment saint Thomas, est un fondement infirme. Vienne l’occasion qui permet d’espérer l’impunité, ceux que la crainte seule a soumis se soulèveront avec d’autant plus de passion contre leurs chefs que la terreur les avait jusque-là contenus avec plus de violence. D’ailleurs la terreur même jette ordinairement les hommes dans le désespoir ; le désespoir leur inspire l’audace ; et l’audace les précipite dans les attentats les plus monstrueux.


Mais, si le remède est dans le retour aux principes chrétiens,

  1. Il y a ici, dans les traductions françaises : « Sous réserve des droits acquis », ce qui me semble une traduction trop libre et un peu abusive du latin Salva justitia.