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rien contre le miracle même, puisqu’il se définit par une dérogation de la nature à ses lois ; l’exégèse ne peut rien contre la révélation ; et j’ose bien avancer que, si l’on fonde jamais une morale purement laïque, une morale indépendante, — je ne dis pas de toute métaphysique, mais de toute religion, — ce n’est pas dans la physiologie que nous lui trouverons une base. L’indépendance de notre pensée n’aura donc à souffrir que dans la mesure où la foi serait affaire d’expérience et de raisonnement. Mais précisément, la foi n’est affaire ni de raisonnement ni d’expérience. On ne démontre pas la divinité du Christ ; on l’affirme ou on la nie ; on y croit ou on n’y croit pas, comme à l’immortalité de l’âme, comme à l’existence de Dieu. C’est pourquoi, comme je le disais, si l’on examine froidement la question, nous n’avons rien à sacrifier. Il n’appartient pas plus à la science d’infirmer ou de fortifier les « preuves de la religion, » qu’il n’appartient à la religion de nier ou de discuter les lois de la pesanteur ou les acquisitions de l’égyptologie. Chacune d’elles a son royaume à part ; et puisqu’il ne dépend que de nous de nous rendre les sujets de l’une, ou de l’autre, ou de toutes les deux à la fois, que veut-on, que peut-on demander davantage ?

Mais pouvons-nous également séparer la « morale » de la religion ? C’est une autre question, beaucoup plus grave et plus délicate. Il ne paraît pas, en effet, que la morale ait été de tout temps ni partout nécessairement liée à la religion ; et n’aurait-on pas même le droit de dire que, dans l’antiquité classique, le stoïcisme, entre autres doctrines, ou l’épicuréisme même, ne se sont « posés » qu’en « supposant » aux pratiques et aux superstitions du paganisme ? Socrate encore a certainement été l’athée des « dieux » d’Aristophane. On a soutenu d’autre part que la religion était la création de la morale. J’ai sous les yeux, en ce moment même, un livre intitulé : la Religion basée sur la morale. C’est un recueil de conférences prononcées il y a quelques années en Amérique ou en Angleterre, et dont l’intention générale, si je l’ai bien comprise, est d’établir qu’on ne trouve Dieu qu’en le cherchant on soi-même. L’une et l’autre opinion, si différentes qu’elles puissent paraître, n’en reviennent pas moins au même point, qui est de faire de la morale une invention ou une conquête de l’humanité. Mais Edmond Scherer, à mon avis, voyait plus loin et plus profondément, quand il écrivait, en 1884, dans un remarquable article sur la Crise actuelle de la morale : « Sachons voir les choses comme elles sont : la morale, la vraie, la bonne, l’ancienne, l’impérative, a besoin de l’absolu ; elle aspire à la transcendance ; elle ne trouve son point d’appui qu’en Dieu…