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et anglaise, nous sommes contraints de reconnaître qu’il est suisse, le sang qui coule depuis un siècle au plus profond de nos veines littéraires.

Si nous nous réfugions dans le passé, nous n’échappons à la contagion des vivans que pour subir celle des morts ; sous l’affusion espagnole et italienne qui pénétra notre XVIIe siècle, nous nous retrouvons adaptateurs dociles des Romains et des Grecs. Avec eux, il n’y a pas de honte, paraît-il ; sans doute parce qu’ils sont morts, et qu’un héritage a meilleur air qu’une donation entre vifs. Toute notre substance était faite de leur moelle ; quand un élément nouveau s’insinue dans notre organisme littéraire, c’est toujours à leurs dépens. Qu’on se lamente ou qu’on se résigne à la substitution, il faut avouer qu’elle va bon train. Prenez au hasard les écrits d’un jeune homme d’aujourd’hui ; j’entends de celui qui a formé son intelligence en liberté, un peu à l’aventure, dans l’air ambiant, hors de l’enclos protecteur des grandes écoles d’Etat ; de celui qui a d’autant plus de licence qu’il n’a point passé la sienne, dirait mon spirituel contradicteur, fort enclin à citer les bons textes de MM. Courteline et Grosclaude. Chez ce jeune écrivain, les influences étrangères ont réduit, sinon presque effacé la trace des influences classiques. Shakspeare et Gœthe, Hegel et Spencer, Wagner et Tolstoï, pour ne point parler des dii minores du Panthéon étranger et de ceux que l’on nous révèle chaque matin, tels sont les éducateurs qui ont fait à ce souple Gaulois une âme neuve, oublieuse du monde paisible où les nôtres furent d’abord circonscrites entre Homère et Virgile, Platon et Cicéron. Certes, il continue d’aimer nos pauvres vieux, Racine, La Fontaine ; mais je crains bien qu’il les ait transformés à son usage, qu’il admire chez eux tout autre chose que les parties par où ces bons auteurs se flattaient intérieurement d’être admirables. Le cas est d’autant plus grave qu’on surprend chez ce jeune déclassé l’influence d’étrangers que souvent il n’a pas lus ; ce n’est plus de l’engoûment ou de l’imitation, c’est de l’absorption inconsciente ; l’esprit nouveau — si j’ose dire — lui est entré dans le sang par l’air qu’il respire, comme l’esprit classique rayonnait jadis en dehors des écoles jusque sur les illettrés. Accordons à M. Lemaître qu’il est épouvantable d’en arriver là, cent ans après que Napoléon a fondé l’Université ; mais c’est un fait brutal, acquis à la science pour quiconque a poussé une exploration sous les galeries de l’Odéon.

Je ne suivrai pas l’ingénieux critique dans le vaste sujet qu’il embrasse. Un pareil effort de synthèse m’effraie. Les littératures du Nord ont cela de commun qu’elles n’ont pas fleuri au Sud ; mais, en dehors de cette considération géographique, je croyais