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grand silence frappait l’invisible hache ; — ce n’était pas le tronc frappé que j’entendis gémir. — Elle, elle, tout d’un coup, comme frappée, éclata en sanglots ; — elle fondit en larmes désespérées ; et je la vis, — dans ma pensée, comme à la lueur d’un éclair, — je la vis — humblement saigner, humblement râler, — étendue dans le sang, lovant des mains suppliantes hors du rouge — lac ; et ses yeux disaient : Je ne t’ai pas fait de mal. — O âme moribonde ! J’étais debout près d’elle, pétrifié. — Encore une fois boire ses larmes, — ne le pouvais-je ? Au moins effleurer ses cheveux une fois — ne le pouvais-je ? Au moins lui prendre les mains ; découvrir — ce blanc visage, ce lys divin emperlé de pleurs ; — lui demander au moins d’une voix douce : Pourquoi pleurez-vous ? — Elle pleurait. Au loin, les coups résonnaient ; les hauts — bûchers alentour fumaient lentement.


Dans le dernier recueil : Poème paradisiaque, la gamme est plus variée, la recherche d’art toujours subtile, inquiète ; le symbolisme s’accentue ; le poète vibre à toutes les sensations que le hasard lui apporte, il contraint son instrument à exprimer un aspect du matin, un frissonnement d’automne, une sonate de Grieg, un adagio de Brahms, une statue de marbre ou une statue de chair, un songe, un souvenir. La note dominante est cette observation cruelle, analytique, quelquefois macabre, plus souvent triste d’une tristesse de chair lasse, qui m’a fait répéter déjà le nom de Baudelaire comme celui du plus fréquent inspirateur de M. d’Annunzio. On en jugera par la pièce suivante : je traduis ce qu’on en peut citer.


Les Mains.

Les mains des femmes que nous rencontrâmes, — une fois, ou dans le rêve ou dans la vie : — Oh ! ces mains, mon Ame, ces doigts — que nous serrâmes une fois, que nous effleurâmes — de nos lèvres, ou dans le rêve ou dans la vie !

Les unes froides, froides comme des choses — mortes ; de glace (tout était perdu ! ) — ou tièdes, et qui semblaient faites d’un velours — vivant, qui semblaient faites de roses : — roses de quel jardin inconnu ?

Certaines nous laissèrent un parfum — si tenace que pour une entière — nuit nous eûmes dans le cœur le printemps ; — et la chambre solitaire était si embaumée — que la forêt d’avril n’était pas plus douce.

De ces autres, où peut-être brûlait le dernier feu — d’un esprit (où es-tu petite main, — insaisissable désormais, que trop mollement — j’étreignis ? ) nous vint un regret suprême : — Toi qui m’aurais aimé, et non en vain !

D’autres (ou les mêmes ? ) furent homicides, — merveilleuses à ourdir la fourberie. — Tous les baumes d’Arabie ne pourront pas — les adoucir. Très belles et infidèles, — combien périront pour vous baiser !

D’autres (ou les mêmes ? ) mains d’albâtre, — mais plus puissantes qu’aucune spire — nous donnèrent une fureur jalouse, une colère — folle ; et finalement nous pensâmes à les couper. — (Elle se lève dans un songe, la mutilée, et elle attire.