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mire complaisamment dans son égoïsme, sa cruauté, son insincérité ; mais aussi avec une chaleur spontanée, une adoration intelligente de la beauté plastique, une émotion vraie de détresse intérieure : nul n’a mieux rendu l’effort de l’extatique cherchant à se donner plus et toujours, nul n’a mieux dit ce qu’il y a dans la passion de fuite de soi-même et de recherche éperdue de l’introuvable. Les aventures de Sperelli ne sont jamais vulgaires, parce qu’elles baignent dans cette atmosphère d’art qui lui donne une ivresse égale à celle de l’amour.

Chacune des nombreuses victimes qui se succèdent à l’holocauste est marquée d’un trait caractéristique et puissant ; elle a sa psychologie particulière, finement observée. L’une d’elles se détache avec un relief inoubliable, comme une vierge des vieux maîtres ombriens égarée dans le Triomphe de l’Amour du Titien. C’est la Siennoise Maria Ferrés, celle qu’il a rencontrée « par une de ces matinées de septembre qui paraissent un printemps vu en songe », celle qui dit devant la mer et les roses l’admirable parole : « Il me semble que toutes ces choses ne soient pas hors de moi, mais que tu les aies créées dans mon âme, pour ma joie. J’ai cette illusion en moi, profonde, chaque fois que je suis devant un spectacle de beauté et que tu es à mes côtés. » Créature angélique, pure jusque dans la chute, qui nous laisse étonnés de la hauteur d’idéal où peut s’élever cet enragé païen. Ce délicieux épisode est le point culminant du roman : l’auteur n’écrira jamais de pages qui se gravent dans la mémoire du lecteur avec plus de force et de charme que les matinées sur la terrasse de Schifanoja, la chevauchée dans la pineta de Vicomile, le journal où Maria Ferrés note la naissance et les progrès de l’intérêt dont elle s’épouvante. — Sperelli la sacrifie à une ancienne rivale, qui vient incontestablement de chez Titien, celle-là, nous avons pu nous en assurer dès le premier chapitre, devant la cheminée du jeune homme. Il la sacrifie… à demi. Toute la fin du roman est consacrée à l’étude scabreuse d’une double obsession, d’un phénomène d’imagination aiïoléc qui a pour résultat la substitution perpétuelle de l’amante absente à l’amante présente, très présente… Passons.

Le Plaisir est trop touffu, peu composé : le jeune écrivain bouillonnant de sève y a versé pêle-mêle toutes ses sensations, toutes ses idées sur l’art, et des morceaux de description d’ailleurs enlevés d’une main très sûre, le tableau des courses, la scène du duel. Dans l’Innocent, qui suivit, la composition plus rigoureuse est ramassée autour d’une idée centrale, la suppression nécessaire du petit être né de la faute, afin que l’amour puisse rentrer dans la maison. Sperelli, devenu Tullio Hermil, reparaît avec le cœur