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et les sens que nous lui connaissons, avec la même ébriété ardente et trouble, déjà un peu plus triste. Mais son intelligence a subi une révolution : les Russes sont arrivés. La voilà, l’influence des « littératures du Nord ! » Alors même que l’écrivain n’en témoignerait point par ses citations admiratives de Tolstoï et de Dostoïevsky, tout le livre proclamerait que M. d’Annunzio est sous leur domination.

Aux premières lignes de la première page, quand Tullio nous dit pourquoi il confesse son crime secret, chacun de nous s’est écrié : Mais c’est Raskolnikof ! c’est Crime et Châtiment ! Et la suggestion du cauchemar russe ne nous quitte pas un instant, pas plus sans doute qu’elle n’a quitté l’écrivain, tandis qu’il étudiait la genèse, la croissance, l’accomplissement de l’idée du meurtre. Les couches de Giuliana nous reportent par de frappantes similitudes aux couches de la princesse Lise, dans Guerre et Paix ; et l’auteur se réfère lui-même au livre qu’il appelle « le grand livre, apparu en Occident. » Giovanni Episcopo, une nouvelle de la même époque, met en scène un pauvre hère, ignoble et touchant, qui rappelle traits pour traits le Marmeladof de Dostoïevsky. La pénétration russe apparaît jusqu’au fond de la pensée de M. d’Annunzio. Il s’essaye même à balbutier « la nouvelle chanson », la pitié pour la souffrance humaine : mais du bout des lèvres, ce n’est pas là son affaire. Tant qu’il y aura une nature pour réjouir ses yeux, et des femmes dans cette nature, Sperelli, ce suprême dilettante, ne sera jamais très troublé par une angoisse inconnue de nos pères, née d’hier dans nos démocraties : par ce bruit de douleur montante qui empoisonne nos plaisirs d’une inquiétude et d’un remords.

Le romancier italien est pénétré par les Septentrionaux, il n’est pas noyé : il sauvegarde son originalité à force d’imagination poétique et caressante, il l’atteste surtout par cette chaude passion de plein soleil que l’on ne peut confondre avec l’électricité sèche des amoureux de Dostoïevsky. La radieuse après-midi de Tullio et de Giuliana à la villa des Lilas refleurit dans le souvenir de tous ceux qui ont lu chez nous l’Innocent. Il a suffi d’une traduction, d’ailleurs excellente, publiée par M. Hérelle sous ce titre, l’Intrus, pour que notre monde littéraire saluât l’avènement en Europe d’un grand talent. M. Doumic s’est fait ici l’interprète de cette admiration ; aussi n’ai-je pas dessein d’insister sur une œuvre que le public français a toutes facilités de juger.

M. d’Annunzio a donné au printemps dernier son nouveau roman, celui qu’il a couvé avec le plus de sollicitude, si je ne me