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cette nature leur impose ; ils n’ont rien de commun avec les industriels qui suent péniblement l’ordure demandée par un éditeur et par un certain public. Un abîme sépare ceux-ci de ceux-là : ces différences, qui dictent nos jugemens, on ne les démontre point par des argumens de critique, le goût les sent comme l’œil distingue une fleur, vénéneuse peut-être, mais naturelle, d’une fleur artificielle empoisonnée par de mauvaises couleurs.

Et puis, l’immunité ethnique de cet enfant du soleil, de ce beau félin du XVIe siècle ! Et la joie de saluer en Italie un présage certain de la Renaissance latine, une éclosion nouvelle du doux génie dont le clair sourire nous a si souvent réchauffés ! Le monde de l’esprit et de l’art a ceci de supérieur qu’on y fait la justice et la paix par-dessus les mésintelligences du monde des affaires et des passions. — En tête du Poème paradisiaque, M. d’Annunzio a placé des vers émus, datés d’une nuit de Noël, dédiés à sa nourrice, à la vieille qui l’avait allaité et qui filait sa quenouille au loin. « Nourrice, de qui j’ai bu ma première vie, qui as bercé mon premier sommeil dans tes bras… à cette Nativité nouvelle, toute la fraîcheur de ton lait revient dans mes veines, avec toute la bonté des cieux : loin de moi les choses horribles !… Tu ignores mes inutiles tristesses, tu tournes ton fuseau, et tu files, tu files, tant que l’huile dure dans la lampe, nourrice ; et mortes, tes mamelles pendent. » — C’est aussi par une nuit de Noël que j’achève ces pages. Les cloches sonnent l’aube salutaire. Paix aux hommes de bonne volonté, gloire là-haut à qui naît avec une auréole au front ! Je pense à la vieille nourrice, endormie sous ses claires étoiles le long des mers heureuses. Tous, nous avons bu à son sein le meilleur de la vie de l’âme, le lait de la poésie, de l’art, de la musique. Sa mamelle paraissait tarie ; si elle se gonfle à nouveau, si elle doit encore verser dans nos veines le lait de sa beauté, réjouissons-nous, souhaitons renaissance et fécondité à la nourrice de nos premiers enchantemens. Disons-lui ce que le plus grand de ses fils disait à son vieux maître Brunetto :


M’insegnavate corne l’uom s’eterna ;
E quant’ io l’abbia in grado, mentr’ io vivo,
Convien che nella mia lingua si scerna.


EUGENE-MELCHIOR DE VOGUE.