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II

Tout autre nous apparaît la figure de James Anthony Froude[1]. Celui-là était de son temps : peut-être même en était-il davantage qu’il ne convient à un historien. Et M. Gladstone n’était pas pour lui un scoliaste ni un théologien, mais l’incarnation la plus parfaite de la sottise et de la déloyauté politiques. Il le haïssait de tout son cœur, et, depuis vingt ans, mêlait cette haine à toutes ses pensées.

Il savait haïr ; peut-être était-ce son maître Carlyle qui le lui avait appris. Mais je serais fort en peine, après cela, de dire quelle sorte d’homme il était. Au contraire de Pater, qui a toute sa vie refusé de s’ouvrir, toute sa vie il s’est ouvert, révélant au premier venu les plus intimes secrets de son âme. Et cela ne l’a pas empêché de rester pour tous un être mystérieux, au point que ses meilleurs amis ont porté sur lui, au lendemain de sa mort, les jugemens les plus opposés.

Sur un seul point tout le monde est d’accord : sur l’incomparable agrément de son style, sur l’aisance, la verve, l’éclat de ses récits. Froude n’était point, comme Pater, un musicien, mais plutôt un peintre. Son imagination lui rendait présentes toutes les scènes qu’il avait à décrire ; et un merveilleux instinct naturel lui faisait trouver aussitôt, pour traduire ses visions, les phrases les plus imprévues et les plus vivantes. Bien plus justement que Carlyle, c’est lui qu’on pourrait comparer à Michelet. Mais il fut un Michelet anglais : ses visions et ses phrases ne lui furent point dictées par de généreuses passions humanitaires, mais par un singulier mélange de colère et de moquerie qu’il garda toujours au fond de son âme.

J’ai dit qu’il savait haïr. Chacun de ses livres est une œuvre de haine. Il haïssait M. Gladstone, il haïssait Marie Stuart, il a poursuivi d’une haine acharnée l’église catholique, et c’est même le seul trait qui constitue l’unité de son œuvre d’historien. Mais en même temps qu’il haïssait, il raillait. Et peut-être ne fut-il jamais qu’un admirable mystificateur. Chacun de ses livres, en tout cas, est un paradoxe : depuis l’histoire d’Henri VIII, où il exalte sans restriction ce Barbe-Bleue anglais, jusqu’à sa biographie de Disraeli, où il a hautement félicité cet homme d’État d’avoir été un fourbe, et d’avoir fait servir la politique à son intérêt personnel. On sait de quelle indiscrète façon il a raconté la vie de Carlyle, qui lui avait confié en mourant le soin de raconter sa vie. Personnage vraiment singulier, et tel que seule en peut produire de semblables la patrie de Théodore Hook, de Thomas de Quincey, de ces pince-sans-rire extraordinaires. Avec cela, un

  1. Voyez, dans la Revue du 1er septembre 1887, l’étude de M. A. Filon sur Froude.