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Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 127.djvu/232

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Disraeli le séduisait davantage. Sans doute il aimait à reconnaître en lui le prince des mystificateurs. Il ne tarissait point sur son compte. Prenant un ton de voix solennel et tragique, le ton de voix que prenait Disraeli dans les grandes circonstances, il lisait à M. Martin des passages de ses discours : « Sous l’influence de cet homme néfaste (M. Gladstone), nous avons légalisé la confiscation, détruit les églises, ébranlé la propriété jusque dans ses fondemens. » Un trait surtout le ravissait : le discours prononcé par Disraeli, à Oxford, en présence de l’évêque Wilberforce et de tout le personnel ecclésiastique de l’Université ; discours en effet mémorable, où Disraeli affirmait le plus sérieusement du monde qu’il était « du parti des anges ».

L’article de M. Martin est rempli d’anecdotes de ce genre. Aucune d’elles, à proprement parler, n’a une importance bien vive ; mais il me semble qu’elles éclairent mieux que toute explication ce côté bizarre et quelque peu inquiétant du caractère du grand historien.


Une longue série de lettres de Froude, publiée dans la dernière livraison du Blackwood’s Magazine, nous le fait voir sous un aspect plus sérieux. Ces lettres, s’étendant sur une période de trente-quatre ans, de 1860 à 1894, ont été écrites par Froude à un de ses amis d’Écosse, M. John Skelton. Avec son désintéressement et son obligeance ordinaires, l’historien avait accepté, en 1860, de diriger une revue, le Fraser’s Magazine, dont le directeur, son ami, venait de mourir. Il continua de la diriger jusqu’en 1870, sans aucun profit personnel, et simplement pour permettre au père de son ami de la revendre sans trop de perte. M. Skelton se trouvait, en 1860, parmi les collaborateurs de la revue. Ainsi se forma, entre Froude et lui, une liaison qui depuis lors ne devait plus finir.

Les premières lettres ne traitent guère que du Fraser’s Magazine, et, quelquefois, de Marie Stuart, dont Froude s’occupait alors à raconter la vie. Il la considérait, suivant son expression, comme « quelque chose d’intermédiaire entre Rachel et une panthère sauvage ». Et peu à peu la reine d’Écosse prend le pas sur tous les autres sujets. Froude ne parle plus que d’elle : évidemment il est tout à son histoire, et cette histoire le passionne, comme toutes celles qu’il a racontées. Il n’a pas assez d’épithètes railleuses ou méprisantes pour la reine papiste ; il la hait, mais avec une sollicitude passionnée qui ressemble par momens à de la tendresse. Il projette de passer l’été en Écosse pour la suivre aux lieux où elle a vécu, pour s’asseoir sur les pierres où elle s’est assise. « Son histoire, dit-il, devient plus sauvage et plus grande à mesure que j’y pénètre davantage ; mais comme dans toutes les régions sauvages, les chemins y sont détestables, et le voyage plein de dangers. »