Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 127.djvu/234

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

gouttières qui longent les trottoirs. » Or, les rues de Port-d’Espagne sont au contraire très étroites ; on n’y trouve pas d’arbres ; les maisons n’y ont pas de jardins ; et dans toute la ville c’est à peine si l’on trouverait un seul caféier.

Mais, chose singulière, ces erreurs de détail s’accompagnent chez Froude d’une netteté et d’une justesse d’impression admirables. De l’aveu même de ses adversaires, ses descriptions des pays qu’il a visités sont les plus vraies qui soient, celles qui donnent de ces pays l’image la plus conforme à la réalité. Et il en est de même pour ses peintures historiques. Pleines d’erreurs de détail, elles sont, dans l’ensemble, d’une vérité saisissante : vérité naturellement toute relative, car aucun historien n’a jamais si hautement affirmé, ni mis si fortement en lumière, l’impossibilité d’une histoire restituant le passé tel qu’il a été. « Le passé, disait-il, est à jamais passé. C’est pure chimère de vouloir appliquer aux faits historiques la méthode des sciences expérimentales, qui elle-même, d’ailleurs, n’aboutit guère qu’à une vérité incomplète et provisoire. Nous ne saurions avoir la prétention d’atteindre les faits-tels qu’ils sont. Nous devons d’abord les faire passer par notre tempérament personnel, qui ne peut manquer de les modifier au passage. Les grandes lignes seules nous sont données du dehors. Tout le reste, c’est nous qui l’ajoutons, suivant le tour de nos sympathies, l’étendue de nos connaissances et la théorie générale que nous nous faisons des choses. »

Voilà une méfiance de l’histoire qu’on ne s’attendait pas à trouver dans un historien. Elle se montre à chaque instant dans les lettres de Froude, mêlée, comme je l’ai dit, à toutes les fièvres d’une curiosité toujours en éveil. Froude a dépensé sa vie à la recherche d’une vérité que dès le début il jugeait introuvable.

Et sa curiosité allait au présent aussi bien qu’au passé, à la littérature et aux arts aussi bien qu’à la politique. Les poètes contemporains tiennent autant de place dans ses lettres que Marie Stuart et Disraeli. Tour à tour il parle à M. Skelton de Browning, qu’il « n’a jamais trouvé le loisir de comprendre » ; de M. Swinburne, dont les premiers poèmes lui paraissent très beaux ; de Matthew Arnold, qui « se sachant plus fort dans la critique que dans la poésie, s’intéresse surtout au succès de ses vers » ; de Tennyson, de M. William Morris. Mais par-dessus tout il parle de M. Gladstone. « Je n’aime pas du tout Beaconsfield, mais je l’aime encore mieux que Gladstone. » C’est sur cette profession de foi que se termine la première partie des lettres publiées dans le Blackwood’s Magazine.


T. DE WYZEWA.