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lignes, ce qu’elle restera. Pour elle, le progrès ne sera guère qu’un mot.

Considérez attentivement l’histoire : ces montagnes n’y ont été que deux ou trois fois remuées par les événemens, dans le bouleversement du monde : la première fois, par l’introduction du christianisme ; la seconde fois, par les efforts de la Réforme ; la troisième fois, par les secousses de la Révolution française. Mais, du premier ébranlement, le seul qui soit allé au fond, le roc grison et le peuple grison prennent la figure qu’ils garderont. Le peuple grison est et demeurera, sur son roc, une démocratie chrétienne ou une chrétienté démocratique, dont le christianisme résistera à la Réforme et la démocratie, à la Révolution. Ni la vallée, ni la race, ni la langue, ni les traditions, ni la religion, ni le roc, ni le peuple ne changent.

Sans doute, c’est vainement que l’on s’est abstenu de percer, dans cette enceinte de pics et de glaciers, d’autres ouvertures que celles que Dieu lui-même y lit à l’origine des temps : les cimes de l’Oberalp ne sauraient arrêter tous les vents et toutes les idées. Seulement, qu’une idée moderne, une idée allemande ou française, tombe dans le milieu grison, elle s’y comporte, non comme un ferment qui dissout les vieilles institutions, mais comme un aliment que les vieilles institutions s’assimilent. Saturée de catholicisme et saturée de démocratie, la terre grisonne, quand les idées modernes la touchent, les absorbe et les transforme. Le socialisme est entré dans la vallée du Vorderrhein, et il en est sorti le catholicisme social. C’est, en effet, un peu plus bas, vers le pays rhénan, que le catholicisme social est né, comme doctrine, des œuvres de Mgr de Ketteler ; mais c’est en cette vallée même qu’il a trouvé, pour l’action, son soldat le mieux armé, son plus entreprenant et son plus énergique champion, Caspar Decurtins. Qui ne connaîtrait en M. Decurtins que le tribun, à l’âpre, grondante et tumultueuse éloquence, le connaîtrait mal ou ne le connaîtrait pas du tout. Plus encore qu’un orateur, Decurtins est un historien : il n’est pas un discours et presque pas une phrase de lui qui n’ait pour substruction toute l’histoire des Grisons et de la Rhétie. Sa catholique et démocratique vallée, et toutes celles qui aboutissent au même fleuve et à la même histoire, il les sait pierre par pierre, arbre par arbre ; il les parcourt incessamment, ramassant les brins d’herbe et les brins de littérature, emportant comme des trésors le plus grossier caillou du Rhin et la plus naïve devinette de petit pâtre. Chroniques de moines, chansons de soudards, vieilles versions en langue romanche de l’Evangile ou du catéchisme, récits de voyages ou de pèlerinages, coutumes agraires, formules de droit ou de procédure, il recueille tout